Faut-il repenser le droit du logiciel ?

Arracher le droit du logiciel à l'empire de l'immatériel et du droit d'auteur pour l'ancrer dans la matière. Tel est le coup de force théorique et le retournement conceptuel auxquels Pierre de Oliveira consacre son ouvrage : Droit du logiciel. Genèse d'une théorie matérialiste*.

D'autres avant lui s'y étaient risqués, mais bien peu ont persévéré dans cette voie après l'adoption de la loi du 3 juillet 1985 qui protège le logiciel par le droit d'auteur. De sorte que le débat sur la nature de cette protection n'a guère été réactivé.
La théorie classique repose sur une conception immatérielle du logiciel et sa mise sous tutelle du droit d'auteur. On sait que l'article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle distingue clairement le support de l’œuvre. Ce dualisme réduit le logiciel à l’œuvre de l'esprit protégée par le droit d'auteur hors de laquelle il n'a pas d'existence physique alors, selon l'auteur, qu'il s'agit d'un « chose matérielle » et non un bien abstrait. La précision a son importance. En qualifiant le logiciel de « bien immatériel », la doctrine des professeurs de droit serait donc allée un pont trop loin. Ce parti pris qui a été celui du législateur, se trouve confirmé par la directive du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateurs. L'auteur s'attache en conséquence à démonter et à questionner cet arrimage en l'attaquant sur plusieurs fronts : le droit de la propriété intellectuelle, bien entendu, mais aussi sous l'angle du droit fiscal et comptable.
La théorie matérialiste du droit du logiciel défendue dans la thèse ne s'entend pas du matérialisme historique de Marx et Engels mais du « matérialisme scientifique » dans le champ de la philosophie des sciences. L'ambition est ici de construire une « ontologie matérielle du logiciel » en prise avec la réalité servant une approche « opérationnelle et praticable ». Celle-ci se nourrit de l'expérience pratique de l'auteur et de sa familiarité avec l'économie du logiciel.
À titre exemplaire, la difficulté à déterminer la nature des contrats portant sur les logiciels signerait l'échec de la théorie classique. La licence de logiciel en est un exemple topique. « Contrat innomé » certes, mais de location ou de vente ? La doctrine demeure divisée sur ce point tandis que d'autres questions manifestent une aporie juridique. Si la durée illimitée couplée à une rémunération forfaitaire dans la plupart des licences d'utilisation témoignent d'une intention de vendre, aucun transfert de propriété n'intervient. Par ailleurs, comment concevoir une cession qui porterait sur un droit d'utilisation ? Quel est donc l'objet des clauses d'incessibilité ?
L'incompatibilité juridique et théorique s'exprime tout autant sur le terrain des contrats de financement du logiciel, crédit-bail ou location financière. Ils mettent en évidence le profond décalage entre la théorie classique et la pratique que l'auteur expérimente et dont le droit fiscal et le droit comptable sont les révélateurs. Il y aurait d'abord une incompatibilité entre un marché de la « non propriété » et un financement impliquant nécessairement un transfert de propriété. Il y aurait ensuite une contradiction entre l'objet du contrat de licence et le prêt.
Car le banquier finance une location et non une « acquisition » de logiciel alors que c'est pourtant l'objet du contrat de prêt. Et si la licence d'utilisation écarte toute cession de propriété avec l'établissement de crédit, l'opération de crédit-bail se trouve dépourvue de fondement juridique.
Autre limite, la majorité des licences interdisent l'octroi de sous-licences de sorte qu'au regard de la théorie classique, tout apport d'une licence d'utilisation au capital d'une société s'avère impossible.

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* Editions fyp, avril 2012.