Logiciel libre : une philosophie du don ?
Qu’y a-t-il de commun entre un hacker de la côte Est des États-Unis féru de programmation et un Indien d’Amérique du temps jadis ? Peu de choses en apparence. Pourtant, à y regarder de plus près, avec l’œil de l’ethnologue, ces deux tribus partageraient un même culte du don.
Le succès grandissant des logiciels
libres promus inlassablement depuis près de vingt ans par ses militants, et
désormais bien au-delà, n’est plus à démontrer. Le succès de cette entreprise,
appuyée sur la notion trompeuse du bénévolat, a encouragé l’idée selon laquelle
les contributions des partisans du libre reposent sur une éthique, voire une
« philosophie du don ». Quelles sont la validité et la pertinence
d’une telle association, et de quoi parle-t-on au
juste ?
La notion de don fait fréquemment
l’objet d’une confusion. En effet, il est d’usage de croire que celui-ci
appelle un contre-don obligé, une contrepartie différée impliquant en
définitive le droit d’exiger en retour.
Or, il n’en est rien si l’on tient pour
acquis que cette structure anthropologique, observée tant chez les Mélanésiens
que les Amérindiens, pour être accompagnée d’une obligation morale, n’implique
aucune contrainte juridique. Si l’on y regarde de plus près, l’objectif n’est
nullement l’échange de propriétés. En réalité, le don aboutit à un abandon qui
tempère la triple obligation de « donner, recevoir et rendre »
dégagée en 1924 par Marcel Mauss (Alain Testart, Critique du don, Syllepse, 2007). Pour autant, le
don n’est pas un cadeau (Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La
Découverte, 2007). Le
malentendu une fois levé, quelle clef de compréhension des pratiques du
logiciel libre cette notion dessinée en creux délivre-t-elle ?
Le don remplit la fonction d’un
principe liant qui permet au donataire de montrer son attachement à un système
de valeurs. « Il n’est de don que de ce qui excède par sa dimension
symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens et des
services » et c’est d’abord le lien social que le don s’attache à édifier (Alain
Caillé, Anthropologie du don, La Découverte, 2007). Le bénéfice non explicite est en
réalité acquis au donateur tandis que le donataire est rendu dépositaire de
valeurs.
Richard Stallman, alors qu’il
conduisait des recherches en programmation au MIT, a considéré que le
développement et la promotion du logiciel libre participaient d’une véritable
« philosophie » – certains partisans emploieront rapidement
l’expression « philosophie du don » – tout autant que d’une règle
comportementale devant guider et inspirer les principes de la circulation sur
le réseau. Cela a conduit Stallman à remarquer que l’expression free
software (logiciel
libre) est souvent l’objet d’une méprise ou plutôt d’une incompréhension
conduisant à brouiller le concept.
Se démarquant d’activistes libertaires comme
John Perry Barlow ou Esther Dyson, il soutient que celui-ci n’entretient pas de
rapport avec la gratuité – les logiciels libres ne s’opposant ni au commerce ni
à l’idée de rémunération, contrairement à une idée reçue – mais plutôt avec la
liberté. Le slogan de la Free Software Fondation (FSF) « Free as in free
speech not as in free beer » entend ainsi dissiper, non sans humour, tout
malentendu.
Cette liberté se décline en liberté d’utiliser le programme pour
quelque usage que ce soit, y compris commercial, de modifier ce même programme via
son code source,
d’en redistribuer des copies au besoin modifiées et, ce faisant, elle se
conjugue dans le même temps avec la lutte contre le secret. Ainsi, l’expression
open source
utilisée par ailleurs serait impropre à décrire cette philosophie dès lors
qu’elle éclipse le terme « liberté ».
Le logiciel libre se conçoit donc
comme un bien sémiophore, porteur de sens. Et c’est précisément dans ce sens
que le don peut être compris comme une reconnaissance de la communauté du libre
avec l’organisation et les valeurs qu’elle promeut. Pour autant, un dilemme est
apparu à la FSF.
Pour garantir la liberté attachée au logiciel, seule une
protection juridique par le biais d’une licence d’utilisation est en mesure
d’empêcher une société de récupérer un logiciel libre pour, au terme de
quelques modifications, le transformer en logiciel propriétaire. Afin de
contrer une telle menace, le « don » a pris appui sur un contrat de
licence comme la Licence Publique Générale « GNU » et ses
déclinaisons, ce document juridique marquant l’appartenance à la communauté du
libre, elle-même appuyée sur une fondation, la FSF.
L’instrument juridique formalise,
par conséquent, la reconnaissance réciproque et renforce l’interdépendance des
contractants au profit d’un partage de valeurs communes. En filigrane de la
philosophie du don, c’est bien une théorie du changement social qui trouve à
s’exprimer. En cela, le projet GNU, qui double la licence d’utilisation par un
véritable contrat social, se présente comme un projet total.
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