Bruno Mettling (DGA Orange) "Le droit et le devoir de déconnexion doivent être inscrits dans des accords d'entreprises"

Bruno Mettling, directeur général adjoint d'Orange chargé des ressources humaines, a remis en septembre un rapport sur l'impact du numérique dans le monde du travail. Il préconise une prise de conscience et des mesures fortes de formations dans les entreprises et plusieurs ajustements législatifs. Entretien.

Bruno Mettling, DGA d'Orange © Orange

JDN. Vous avez rendu en septembre au gouvernement un rapport intitulé Transformation numérique et vie au travail. Vous y constatez les principaux impacts qu'a le numérique sur les entreprises françaises, les contrats de travail, l'organisation et le management. Quels sont les changements les plus visibles ?

Bruno Mettling. D'abord, il faut souligner que la transformation numérique est une opportunité pour repenser nos entreprises et qu'une logique transversale doit primer : il faut diffuser rapidement l'innovation, gagner en fluidité, diminuer le cloisonnement… Tout en anticipant les risques que le numérique comporte.

Le principal impact du numérique dans les entreprises est d'abord, bien sûr, la diffusion de nouveaux outils (smartphones, tablettes) qui impactent l'organisation du travail. Ensuite, on remarque une explosion du travail à distance qui touche aujourd'hui près de deux millions de salariés ayant un avenant à leur contrat de travail, soit 8% de la masse salariale. Le numérique a aussi un énorme impact sur les métiers et les compétences : certains apparaissent, d'autres disparaissent. Toutes les fonctions de l'entreprise sont concernées. Si on arrive à accompagner la transformation avec un gros effort d'éducation digitale dans les entreprises et en amont, dans les études, cela va nous permettre d'anticiper et d'impacter le bilan emploi.

Au-delà du travail à distance, la logique transversale et les méthodes agiles du numérique modifient l'organisation du travail. On voit apparaître de nouvelles méthodes en lien avec les nouveaux espaces de travail, des openspaces conçus sur des logiques de convivialité, de transversalité, de partage.

En quoi le management est-il impacté ?

Les managers intermédiaires bousculés par la nouveauté

Pour que nos entreprises réussissent leur transformation numérique, il faut que les managers rentrent dans cette nouvelle logique et s'adaptent. Or, on observe actuellement deux problèmes. Celui du management de proximité, d'abord, avec des responsables qui doivent se former aux nouveaux outils, être des animateurs d'équipe plus transversaux, intégrer la culture de projet… Ils croulent sous la charge de travail. Leur capacité à porter la transformation numérique suppose donc de revisiter leur mission. Le management intermédiaire pose aussi problème. C'est souvent le choc culturel et ces managers sont très bousculés par les nouvelles manières de travailler. Il faut conduire une évolution culturelle au sein des équipes.

Vous l'avez dit, le numérique bouleverse les contrats en favorisant l'explosion de nouvelles formes de travail. Comment préconisez-vous de s'y adapter ? Doit-on modifier le code du travail ?

Créer des régimes pour les nouvelles formes de travail

L'explosion de nouvelles formes de travail et de salariat (freelances, salariés qui quittent leur travail pour travailler sur des plateformes, salariat multi-employeurs… ) nécessite de réfléchir aux conditions d'intégration de ces formes d'emploi au modèle social, aussi bien pour les contributions que les droits. Il faut bâtir des régimes. Et la loi doit fixer l'obligation pour les plateformes de freelances de donner les informations nécessaires à leurs utilisateurs pour les aider à établir leurs droits et calculer leurs contributions.

Vous évoquez dans le rapport la distinction de plus en plus floue entre vie privée et vie professionnelle. Comment rétablir une barrière ?

Je préconise d'abord que le droit à la déconnexion soit reconnu et complété par le devoir de déconnexion. L'hyperconnexion représente des risques pour la santé des salariés.  Ce n'est pas un droit qui doit être inscrit dans la loi mais plutôt dans des accords de branches, d'entreprises.

Pourquoi pas une loi ?

Parce qu'une loi serait caricaturale, elle engloberait des entreprises qui n'ont rien à voir. Nous serions le seul pays au monde à légiférer sur le sujet…

Vous soulevez aussi la question du temps de travail des salariés dans le secteur du numérique. Pourquoi faut-il préciser la législation sur le forfait jour ?

Le sujet est en effet spécifique aux entreprises du numérique où l'utilisation du forfait jour est très répandu notamment pour les développeurs, pour qui suivre le travail heure par heure est trop compliqué. Le dispositif jour permet de développer l'emploi numérique dans notre pays, mais la Cour de cassation a annulé 10 des 12 conventions collectives sur lesquelles elle a été saisie. Des milliers d'emplois vont se développer dans le numérique et il faut consolider dans la loi le forfait jour pour ne pas le déstabiliser.

Comment le renforcer ?

Consolider le forfait jour pour les salariés du numérique

La cour de cassation a pointé trois sujets sensibles : l'entreprise doit prouver la réalité de l'autonomie, l'indépendance du salarié; il faut un dispositif de suivi, même simple et déclaratif, en respect des temps de repos; et il faut que le temps de travail mesuré dans une entreprise permette d'assurer la charge de travail de manière raisonnable. Il faudrait donc que la loi reprenne ces trois points et que les entreprises les respectent.

L'une de vos recommandations est de "créer des dispositifs fiscaux incitatifs pour promouvoir l’essaimage digital des salariés". Qu'entendez-vous par là ?

Des amortissements pour les entreprises investissant dans les start-up

Les entreprises doivent adopter une approche d'ouverture sur leur écosystème. Un salarié doit pouvoir être essaimé pour travailler dans une start-up, lancer sa propre société… Et avoir des clauses favorables pour revenir dans son entreprise. Je recommande aussi, dans le même but, de développer l’investissement des entreprises dans les start-ups grâce à des amortissements exceptionnels.

Quel a été l'accueil fait au rapport par le gouvernement ?

J'ai bon espoir que les recommandations concernant l'emploi, et notamment le forfait jour, soient intégrées dans un texte de loi de Myriam El Khomri, avec qui j'ai eu un long entretien. Et Emmanuel Macron a aussi marqué un vif intérêt pour le rapport. Nous avons aussi reçu un bon accueil des partenaires sociaux, et notamment de la Confédération CGT qui a publié un communiqué très positif sur le sujet. Aucune mesure n'a été a priori écartée violemment. Le rapport sera à l'ordre du jour de la prochaine conférence sociale. Il faut aussi comprendre que plus d'un tiers des dispositions vont devoir être prises au sein même des entreprises (sur la formation, la déconnexion…). D'après mes discussions avec le Medef, des négociations sont déjà en cours.

Diplômé de l'IEP et de la faculté de Droit d'Aix-en-Provence, Bruno Mettling a travaillé au sein de la direction du Budget du Ministère de l'Economie et des Finances dans les années 1980, puis dans plusieurs cabinets ministériels et à l'Inspection Générale des Finances. Il a été directeur financier adjoint du groupe La Poste de 1995 à 1997, avant de rejoindre le groupe Caisse d'Epargne puis le groupe Banque Populaire. Il a intégré Orange en avril 2010, où il exerce depuis mai 2013 la fonction de directeur général adjoint en charge des ressources humaines et de la communication interne.