Que valent les comptabilités de nos grandes entreprises ?

Remplaçant l'Histoire par la mémoire numérique flash, notre civilisation se vit dans l'instant. Alors qu'elle ne fut jamais qu'une forme d'écriture du passé, on s'échine à circonscrire notre comptabilité dans le temps réel, avec le fol espoir d'y lire une prémonition de l'instant suivant.

Les élites d'aujourd'hui égrènent leurs comptes trimestriels comme celles d'hier leurs chapelets. Inquiétés dans leur quotidien malgré l'abondance comptable, les citoyens s'interrogent ; en se réappropriant le temps comptable, les professionnels de la gestion redeviendront les porteurs d'un sens indispensable à la satiété économique.
Quel patron n’a jamais demandé « Pourquoi ces écarts entre lamarge commerciale, appréciée intuitivement, et le calcul de marge livré par la comptabilité ? » Comment ne pas rester perplexe face aux savants calculs des contrôleurs de gestion, assistés de tout l’arsenal de l’informatique et du business intelligence ?
Autrement dit, que valent les comptabilités de nos grandes entreprises ? Qui serait encore en mesure de les comprendre ?
L’enjeu est considérable: aux acteurs qui ont la charge d’orienter l’activité économique vers un développement véritablement durable, il s’agit de donner une information validée pour fonder valablement leurs décisions.
Alors que les décideurs de l’économie affichent plus que jamais leurs certitudes, alors que les analystes financiers persistent à lire l’avenir dans des comptes trimestriels passés à la moulinette de la communication financière, alors que l’économie réelle est en déroute, une table suffit à réunir en think-tank de modestes artisans de la gestion d’entreprise dans le cadre du club Victor Hugo ; estimant le sujet critique, ils questionnent la consistance des systèmes comptables en vigueur.
Eu égard à sa qualité de leader mondial du progiciel de gestion intégré, ils appuient leur analyse sur l’exemple de comptabilités tenues avec le logiciel SAP. L’excellence avérée du logiciel n’est pas en cause : c’est une démarche globale qu’ils interrogent.
A l’heure du flash-trading, les marchés réclament d’être nourris d’informations en temps réel, et les technologues du big data les leur promettent. Ces phénomènes sont l’aboutissement de décennies de rationalisation des processus comptables des entreprises, indissolublement liée à leur informatisation. Les objectifs constants sont de rétrécir le temps comptable – annuel, puis trimestriel et mensuel – et de réduire les délais de clôture car la communication financière se montre toujours plus pressée.
Imaginez un outil permettant de scruter les valeurs de stock et les prix de revient calculés en temps réel par le logiciel de gestion. Il recalcule par ailleurs ce que seraient ces valeurs, si l’on prenait les quelques jours généralement nécessaires pour collecter et valider les informations relatives aux opérations. Puis il compare : à l’infini, il montre les errements d’un calcul en temps réel mais mal informé, par rapport à un calcul différé mais mieux informé.
Qui en douterait ? Qui ne s’en serait pas douté ? Quel professionnel de la comptabilité aurait pu ne pas le constater ?
Or les industriels du chiffre livrent leur production sans délai aux marchés, qui à leur tour livrent sur l’heure leurs verdicts sans recours. Les nouvelles prévisions sont déjà présentées ; dans les arrière-cuisines comptables se préparent les jeux de provisions qui permettront de s’y tenir, nécessairement. Qu’importe alors la vérité des chiffres !
A ce stade, le lecteur atterré s’arrête : que certifient donc les certificateurs ? Que contrôlent les contrôleurs ? Qu’analysent les analystes ? De quoi les stratèges alimentent-ils leurs modèles stratégiques ? Quel point de vue l’Université exprime-t-elle ? Et, en attendant un éventuel éclairage patenté des corps constitués, qui s’avance donc à porter une telle question sur la place publique ?
Quel titre faudrait-il donc pour prendre la parole, quand celle-ci est claire et responsable eu égard à tous ceux que la crise atteint si cuisamment, au-delà des statistiques du chômage et du mal-être ? Et n’est-ce pas la grandeur du Net et de son Journal, d’ouvrir largement ses colonnes ?
Sous l’intitulé « Questions de Sciences, Enjeux Citoyens », le Conseil Régional d’Ile de France mène une expérience courageuse, orchestrant un dialogue tripartite entre élus, chercheurs académiques et citoyens. « L’argent » fut le thème de la saison 2011-2012. Lors de la réunion de synthèse, Eve Chiapello, professeur à HEC et co-fondatrice de la spécialisation « Management Alternatif », fit montre d’une singulière audace : exprimant le désarroi des corps constitués face à la crise, et l’inanité des vues quant au nouveau monde à construire, elle en appelle à toute parole citoyenne intelligible.
Les hussards de la performance instantanée industrialisent les activités comptables. Ils croient se montrer hommes d’action en boutant hors de l’entreprise les Don Quichotte de la gestion. Ces utopistes du service rendu, le club Victor Hugo les rassemble, et veut les faire entendre. Ils sont simples gentilshommes, professionnels de la gestion. Ils n’ont besoin de nulle charte éthique ou déontologique, de nul serment d’Hippocrate, pour penser devoir à leur concitoyens la simple clarté des comptes sur l’état de nos entreprises : pour y parvenir, sur l’exemple du slow-food, le slow-data devient une ardente nécessité.
La modélisation du fonctionnement de l’entreprise par processus (événement déclencheur, activités, résultat) structure les démarches d’optimisation des opérations, comme elle fonde le fonctionnement d’un logiciel de gestion. La déclinaison comptable de cette démarche consiste à établir le coût de chaque activité pour parvenir à calculer le prix de revient unitaire complet du fruit de chaque processus.
Lors de la mise en place d’un logiciel de gestion, son paramétrage consiste notamment à y intégrer la modélisation des processus et les règles de répartition analytique des coûts, spécifiques à l’entreprise concernée. Une fois en place, l’outil informatique sert à produire des chiffres, toujours plus vite. Alors que les résultats affichés par la machine fondent tant de décisions, quand la documentation du modèle analytique subsiste, qui l’interroge ? En dehors du préposé à sa maintenance, si son poste est maintenu, quel accès les managers ont-ils au modèle ? Quels moyens ont-ils à leur disposition pour le bousculer ? Voudraient-ils prendre la peine de s’interroger, le nouveau mois serait clôt et l’ERP livrerait son nouveau lot de chiffres.
L’étude statistique sectorielle sur l’IBET© met en évidence l’ampleur des coûts cachés du désordre socio-organisationnel dans nos entreprise, soit 23% en moyenne nationale (1). Les démarches d’optimisation de la performance exclusivement centrées sur les processus ont occulté leurs effets systémiques globaux ; les modèles de comptabilité analytique en vigueur obscurcissent la compréhension des faits car ils répercutent la charge du désordre sur les activités qui en manifestent les symptômes, plutôt que sur les activités qui en sont les causes. C’est pourquoi les modèles de comptabilité analytique actuellement focalisés sur les processus doivent impérativement être complétés dans une vision systémique globale.
Dans la conduite des projets en organisation et systèmes d’information, cette nouvelle vision de la dimension collective de la performance, et de sa mesure, a des impacts opérationnels qu’il convient de prendre en compte : sur les modélisations à transcrire dans les logiciels, comme évoqué ci-dessus, mais plus encore dans la technique d’élaboration et de mise en œuvre des solutions pratiques. En effet, les coûts cachés du désordre s’analysent essentiellement comme les mille et une manifestations du désengagement d’acteurs en perte de sens par rapport à leur travail. C’est pourquoi les techniques de la conduite collaborative du changement visent à obtenir l’engagement des acteurs, seul à même de garantir une mise en œuvre effective, positive et évolutive de meilleures pratiques. L’organisation du temps dans un projet de transformation en est profondément modifiée.
La production de chiffres comptables de qualité nécessite de réviser notre appréhension du facteur temps. D’évidence, état d’esprit autant que concept, le slow-data s’imposera vite comme une contribution majeure au redressement productif de l’économie nationale.

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(1)
"ETUDE STATISTIQUE SECTORIELLE 2012 SUR LE BIEN-ETRE/MAL-ETRE AU TRAVAIL" , publiée par Mozart Consulting et disponible sur le site Internet de l'ANACT.