L’Ukraine n’appartient ni à la Russie ni à l’Union européenne

Jeudi 21 novembre 2013, le gouvernement ukrainien a suspendu les négociations en vue de la signature de l'accord d'association avec l'UE. Pourtant l'Ukraine doit préserver plus que jamais ses relations historiques avec la Russie et coopérer avec l'UE.

Depuis l’échec des négociations entre l’Ukraine et l’UE, je n’ai de cesse de défendre l’idée suivante : l’Ukraine doit garder des relations de coopération avec la Russie tout en nouant d'autres avec l'UE. L'Europe doit retrouver son indépendance vis-à-vis des États-Unis et défendre ses propres intérêts. Les lobbies pétroliers et gaziers étasuniens (Chevron, Exxon) poussent vers des sanctions dures contre le gaz russe, afin d’obtenir l’autorisation d’exporter leur gaz de schiste.
Les États-Unis ont cherché d’abord à « récupérer » les ex-pays socialistes afin de l’intégrer à l’OTAN, enfreignant l’engagement fait à Mikhaïl Gorbatchev.

L’initiateur de la Perestroïka et de la Glasnost, pris en étau, sans aucun doute entre les ultras nationalistes du Parti Communiste soviétique et les promesses occidentales de soutenir une transition vers des économies de marché a tout perdu. G. Bush père a tout fait pour accélérer l’éclatement de l’empire soviétique en promettant monts et merveilles aux pays de l’Europe orientale et centrale pour les lâcher ensuite.
En 1991, lors d’un voyage de prospection en Russie et en Ukraine, nous avions aidé les Ukrainiens à imprimer les Coupons, une préfiguration de la future monnaie nationale : la Grivna. Les Coupons furent imprimés à I’ Imprimerie Spéciale de Banque à Montreuil sous-bois (membre de l’AMDCEI, dont j’étais le directeur). Les États-Unis qui ont encouragé les pays de l’ex-Union Soviétique à sortir de cette union les ont laissé tomber ensuite.
Lors de notre séjour à Vilnius, dans le cadre d’une mission économique, nous avons constaté que dans notre hôtel comme dans les administrations y compris la présidence de la République, le chauffage était à l’arrêt, car les Russes ont coupé les robinets. Pire les sociétés lituaniennes fermèrent les unes après les autres et celles qui survivaient au naufrage, nous demandaient des investissements et des capitaux pour entamer une reconversion impossible. L’explication est simple : les Russes ont favorisé et implémenter une intégration par la production des économies socialistes qui consacrait une division du travail et de ce fait une dépendance difficile à défaire. Les entreprises lituaniennes étaient spécialisées dans la fabrication de composants électroniques destinées aux industries russes.

En outre M. Gorbatchev fut durablement affaibli par un coup d'État réalisé en août 1991 par un groupe de communistes conservateurs considérant que son programme de réforme était allé trop loin et que le nouveau traité d'union qui venait juste d'être négocié dispersait trop le pouvoir du gouvernement central en faveur des républiques composant l'URSS. L’échec du putsch au bout de trois jours à accélérer la montée en puissance de Boris Eltsine, ex-maire de Moscou, Apparatchik reconvertit aux idées libérales, s’est donné comme objectif de liquider brutalement et sans aucun plan réfléchi l’URSS et évincer automatiquement son président.
De notre déplacement à Moscou en septembre 1991, nous avions observé le début de la montée d’une oligarchie, intéressée par le partage de la rente pétrolière et gazière et une mainmise sur les actifs de grandes entreprises, à la faveur d’un processus de privatisation qui s’est transformé peu à peu en une grande braderie favorisant la concentration des actions distribuées entre les mains du management et cédées par les salariés par le chantage ou moyennant des faveurs dérisoires.
Les anciens hauts dignitaires du parti Communistes se sont transformés en redoutables hommes d’affaires profitant des réseaux en place, afin de les transformer en moyens de gains rapides et faciles. Les industriels français que je rencontrais lors de mes missions après 1991,   se plaignaient de la mainmise sur l’économie d’une mafia aux pratiques douteuses et extrêmement violentes.

En 1998, je me suis rendu dans le cadre d’un jumelage avec la ville de Montreuil, à Mytishchi, située à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale russe et qui accueille l’aéroport international de Cheremetievo et j’ai constaté que nos interlocuteurs municipaux, du maire aux hauts fonctionnaires, sont devenus des grands propriétaires fonciers et contrôlaient les activités commerciales et industrielles. Au cours d’une réunion mémorable j’avais en face : les représentants de la municipalité, des banquiers et des entrepreneurs privés, qui géraient les commerces de gros et de détails. Lors de mes visites sur site, je fus escorté par des gardes du corps armés jusqu’aux dents. Dès mon retour j’ai convaincu la municipalité de Montreuil sous-bois de mettre fin à ce jumelage. Cet acte compatible avec les valeurs de gouvernance éthique de élus locaux montreuillois fut en rupture avec les pratiques des gouvernements occidentaux successifs qui plaident actuellement pour la bonne gouvernance dans les pays de l’Est européen mais qui ont été les principaux bénéficiaires des transferts illicites de capitaux, notamment russes et du délitement des valeurs qui furent le fondement de ces sociétés avec les vicissitudes économiques et l’autoritarisme qui ont caractérisé ces régimes. L’Occident pensait faire coup double : les investissements massifs des oligarques russes ont contribué au rééquilibrage des balances des paiements des pays de l’UE et des États-Unis et ont rendu irréversible le retour au communisme par l’émergence d’une bourgeoisie.
Il est clair que dans ce jeu Est-Ouest, il ne s’agit que d’enjeux géostratégiques froids et d’intérêts nationaux et régionaux étroits. Il convient cependant de rendre les relations de partenariat mutuellement avantageux de plusieurs manières :
  • Considérer que les changements démocratiques qui sont nécessaires aux populations des pays de la CEI (Communauté des États Indépendants), doivent être impulsés par les forces politiques internes. L’exemple ukrainien nous enseigne qu’aussi bien les courants pro Union Européenne, que les pro russes n’ont été guère exempts de tous reproches en matière de corruption et de comportements mafieux.
  • L’UE a injecté des milliards d’euros dans les pays anciennement socialistes, alors qu’il aurait fallu les encourager à poursuivre leurs relations économiques rénovées certes mais dans une certaine continuité qui respecteraient leurs interdépendances notoires. Cela n’aurait nullement empêché, de nouveaux rapports avec les autres membres de l’Union.
  • Les Américains qui se sont arrogés le rôle de gendarme du monde, dès l’écroulement de l’empire soviétique voient d’un mauvais œil le retour de la Russie sur la scène internationale. Les Européens doivent se concentrer sur des objectifs économiques gagnant-gagnant en intégrant la CEI à tous ses plans d’ouverture vers l’Est. Refonder d’autres relations de coopérations économiques mutuellement avantageuses intégrant la Russie et les autres pays de la CEI. C’est ce que j’ai toujours défendu auprès des dirigeants des ex-pays socialistes en tenant compte de ce que j’ai pu observer en visitant les grands groupes qui étaient dépendants des marchés de leurs voisins.
L’affrontement Est-Ouest est dépassé alors que les économies sont intimement enchevêtrées.
A force d’ignorer les spécificités des peuples de l’est européen et les liens étroits entre les pays de l’ex Comecon, l’UE s’est tirée une balle dans le pied. L’Ukraine perd la Crimée et les mesures de rétorsion contre la Russie seraient préjudiciables aux exportateurs allemands (75Mds€) et à la City de Londres qui a attiré les avoirs des Oligarques russes les plus corrompus. Les nouveaux riches russes ont exporté illicitement des capitaux vers l’Europe de l’Ouest en liquide au vu et au su de tous les organismes de contrôle. Limiter l’octroi de visas : la belle idée lorsque l’on sait que les milliardaires peuvent acheter des passeports chypriotes et des cartes de résidents espagnoles…
Si les Ukrainiens ont le droit de choisir des dirigeants intègres et non corrompus, ils ont le droit aussi d’avoir des relations équilibrées et mutuellement avantageuses avec l’Union Européenne mais aussi la Russie avec laquelle leur économie est enchevêtrée. Les principales destinations des exportations ukrainiennes sont destinées à la CEI. Les produits ukrainiens sont de mauvaise qualité et ne sont pas exportables en l’état vers l’UE. Celle-ci ne pourrait prendre en charge un pays de la dimension de l’Ukraine. Je suis heureux de constater que je ne suis pas le seul à défendre ces idées empruntes de pragmatismes.
L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, fait sur Rue89 le 7 mars 2014 cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne. Parmi celles-ci, une Ukraine fédérale accordant une autonomie quasi-totale à la Crimée, et une proclamation de neutralité de l’Ukraine entre Occident et Russie. Il y a la persistance d’une vision binaire dans laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le « camp occidental » (même si on est censés ne plus employer cette expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Hélène Carrère d’Encausse, membre de l’Académie française, première femme à en devenir secrétaire perpétuel, que la clairvoyance d’historienne et les talents d’écriture sont connus, plaide pour le respect des spécificités historiques des peuples ukrainiens et russes et appelle l’Union Européenne et les États-Unis à ne pas chercher à les diviser.
Kissinger écrit dans le Washington Post, que souvent la crise ukrainienne est présentée comme une confrontation où l'Ukraine doit choisir entre rejoindre l'Ouest ou l'Est.
L'Ukraine n'est pas un petit pays perdu au milieu du Pacifique. Elle est au centre du Vieux Continent, exactement entre l'Europe et la Russie. Compte tenu de l'Histoire de cette région et de ses pesanteurs religieuses, politiques, économiques et culturelles, l'Ukraine «ne peut vivre ni comme un allié de la Russie, ni comme un allié de l'Occident, mais uniquement comme un pont entre les deux» Or, ni les Occidentaux ni les Russes ne prennent en considération ce fait géopolitique et leurs attitudes actuelles n'ont «fait qu'empirer la situation.»  L’ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères propose de finlandiser l’Ukraine. 
L'ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, connu pour ses positions très fermes pendant la guerre froide et toujours très influent auprès de l'administration Obama, appelle les États-Unis et l'Europe à user de leur influence pour pousser l'Ukraine à adopter "le modèle finlandais", pour définir sa place entre l'Europe et la Russie.