Comment l'Estonie décentralise son administration avec la blockchain

Comment l'Estonie décentralise son administration avec la blockchain Avec 99% des services publics accessibles en ligne, l'Estonie est un exemple à suivre, selon le Premier ministre Edouard Philippe. Focus sur les dessous de ce succès.

Emmanuel Macron l'a promis : 100% des démarches administratives seront dématérialisées d'ici 2022, sauf la première délivrance des documents d'identité officiels. Pour parvenir à cet objectif, le Premier ministre Edouard Philippe veut s'inspirer du modèle estonien. "L'exemple du gouvernement en matière d'e-administration est absolument impressionnant. Il a fait de l'Estonie un pays de référence", a-t-il déclaré lors de son premier déplacement officiel à l'étranger en juin dernier. Dans ce pays balte aux 1,3 million d'habitants, 99% des services publics sont accessibles en ligne. Par exemple, 95% des foyers payent leurs impôts en ligne, contre 61% en France. Il est même possible d'envoyer un message Whatsapp à son médecin pour lui demander une ordonnance !

Ces pratiques avant-gardistes ont été rendues possibles grâce à la mise en place d'un système informatique décentralisé. Développé en 2001 par quatre entreprises estoniennes, X-Road permet à plusieurs systèmes d'information d'échanger des données de manière décentralisée et sécurisée. Ainsi, tous les services publics estoniens partagent leurs données. Ce qui n'est pas le cas en France.

En Estonie, 1789 services administratifs sont disponibles en ligne

Pour assurer des transferts sécurisés, toutes les données sortantes de X-Road sont signées électroniquement et chiffrées. Toutes les données entrantes sont quant à elles authentifiées et enregistrées dans les différents systèmes d'information. Cela signifie que l'utilisateur doit entrer une seule fois cette donnée sur le site d'un service public. Tous les autres sites enregistreront automatiquement l'information. Une fois qu'un citoyen fournit à l'Etat estonien assez d'informations, de nombreux processus peuvent être automatisés. Par exemple, quand un couple a un enfant, son numéro d'identité est automatiquement généré. Nul besoin de remplir plusieurs formulaires pour différents services de l'Etat. Quand cet enfant commencera l'école, X-Road pourra même signaler à l'Education Nationale que l'enfant doit être inscrit à l'école. De nouveaux e-services et de nouvelles plateformes peuvent être ajoutées à l'infini. Depuis 2004, le nombre de services en ligne a été multiplié par 15. En 2016, on en dénombrait 1789, contre 536 en France. Le nombre de requêtes administratives en ligne a également explosé en  12 ans. 

En 2016, plus de 574 millions de requêtes administratives en ligne de citoyens estoniens ont été enregistrés. © Republic of Estonia Information System Authority

L'autre avantage de X-Road réside dans la confidentialité des données. "Je peux savoir qui consulte mes données et pourquoi. Chaque citoyen reste propriétaire des données", précise Arnaud Chastaignet, responsable des relations publiques du programme e-residency, qui permet aux non-résidents d'acquérir une nationalité numérique et de devenir e-résident estonien. En 2011, le gouvernement estonien a fait le choix d'intégrer dans X-Road une technologie blockchain qui permet d'authentifier et de sécuriser des données… et qui ne repose sur aucune autorité centrale. Baptisée KSI (Keyless Signature Infrastructure), elle empêche à l'état ou n'importe quelle organisation de modifier une donnée. "La sécurité de cette blockchain repose sur le fait qu'on y a pas accès. Ce n'est pas une blockchain ouverte", explique Clément Francomme, CEO d'Utocat, qui édite une plateforme pour accélérer la conception de prototypes.

Aujourd'hui, X-Road est aussi implémenté en Finlande, en Azerbaïdjan, en Namibie et dans les Îles Féroé. Depuis juin 2017, un accord a été signé entre l'Estonie et la Finlande. Les deux pays échangent automatiquement des données sur des registres commerciaux, l'état civil, l'assurance maladie et des données maritimes.

Une ICO gouvernementale

Maintenant que la machine est bien huilée, l'Estonie planche sur d'autres aspects de la blockchain. Elle envisage notamment d'émettre des "tokens", des jetons numériques qui sont échangés lors des ICO (Initial Coin Offering), des levées de fonds en crypto-monnaie. Grâce à ce mode de financement, n'importe qui pourrait investir directement dans le pays (autrement que par des obligations ou des bons). Dans un récent post de blog, Kaspar Korjus, le responsable du programme e-residency, a annoncé cette éventualité qui ferait de l'Estonie le premier pays au monde à réaliser une ICO. Le nom des jetons a déjà été trouvé : les "estcoins".

"A terme les estcoins pourront aussi être acceptés comme des moyens de paiement pour les services publics et privés"

"C'est une belle initiative. Que ça marche ou pas, peu importe, ils auront au moins fait parler d'eux", estime Clément Francomme. Et l'objectif est clair. "Les fonds levés via des estcoins pourraient être gérés par un partenariat public-privé et seulement utilisés comme décrit dans l'accord, c'est-à-dire pour aider à construire une nouvelle nation digitale (l'Estonie se considère comme une nation digitale, ndlr). Cela permettrait à l'Estonie d'investir dans des nouvelles technologies et des innovations pour le secteur public, des smart contracts à l'intelligence artificielle", explique Kaspar Korjus. Le responsable estonien compte aussi en faire bénéficier les entrepreneurs étrangers. "Une grande partie des fonds pourrait être utilisée pour soutenir des entreprises estoniennes, y compris celles établis par nos e-residents."

Comme tout "token", les estcoins pourront être échangés contre des euros. Mais Kaspar Korjus imagine même qu'à terme les estcoins pourront aussi être acceptés comme des moyens de paiement pour les services publics et privés et fonctionner comme une "monnaie viable utilisée à l'échelle mondiale". "En utilisant nos API, les entreprises et même d'autres pays pourraient accepter ces mêmes tokens pour des transactions financières", précise Kaspar Korjus.