Les déboires du "Made in France" dans le luxe

C'est bien connu : la délocalisation entraîne des conséquences sur le plan économique, social et humain. Mais, sur le plan marketing, elle remet en question le "Made in France" qui servait de référence pour les consommateurs dans le secteur du luxe. Quel est l'avenir de ce label d'origine ? L'analyse de Maxime Koromyslov, de l'ICN business school de Nancy.

Il n'est plus un secret aujourd'hui que le luxe peut aussi se délocaliser. Si cette pratique n'est pas récente, elle est longtemps restée taboue. Et ce n'est pas étonnant : quand on est une grande marque de luxe, on préfère ne pas en faire de publicité. Néanmoins, les exemples de maisons ayant opté pour la délocalisation sont nombreux. Lacoste a été l'une des premières à délocaliser en Chine rejointe plus récemment par Céline. Kenzo et Givenchy ont aussi fait la "une" des actualités en début d'année. Les maisons étrangères ne sont pas en reste : le groupe Gucci reconnaît avoir réfléchi sur les possibles délocalisations de certaines marques du groupe, alors que Valentino, Escada et Burberry ont déjà largement franchi le cap.

 

Chaque décision de délocalisation implique des modifications au niveau des labels d'origine, le fameux label "Made in" qui indique l'endroit où est fabriqué le produit. Ainsi est-il fréquent de voir le "Made in France" - qui a quand même un sens particulier dans le luxe -  remplacé par le "Made in China" ou le "Made in Poland", moins parlants pour le consommateur, ou le "Made by", comme ce fut le cas pour Prada, voire... rien. En effet, dans certains secteurs, tel l'habillement, le marquage d'origine est laissé à la discrétion du fabricant, pour ainsi dire facultatif. Comment le consommateur peut-il s'y retrouver ?

 

Les labels d'origine servent de signaux informationnels largement utilisés par les consommateurs dans le cadre de l'évaluation de la qualité du produit. C'est ce qui explique que certains produits sont bien évalués car provenant de tel ou tel pays de fabrication : caviar russe, voitures allemandes et produits de luxe... d'origine française. Mais quel sens accorder à l'origine française à l'heure où les maisons de luxe se posent la question existentielle : délocaliser ou ne pas délocaliser ? Cette question est, certes, banale aujourd'hui mais elle permet d'expliquer certaines libertés prises par les maisons du luxe dans leur choix en matière de (dé)localisation et par extension la gestion des labels d'origine. Mais pourquoi malmène-t-on le "Made in France" qui jusqu'alors fonctionnait si bien dans le luxe ?

 

Tout d'abord, à la différence de la situation dans maints secteurs industriels, le luxe peut se prévaloir d'un paradoxe : le prix des produits délocalisés demeure inchangé. Le consommateur ne profite pas des économies réalisées sur les coûts de production. Un produit de luxe est avant tout un produit cher ! Il est donc normal de garantir un même niveau de prix indépendamment du pays de fabrication car "on ne brade pas un produit de luxe". A ceux qui se posent encore la question de savoir à qui profite le supplément de marge réalisée sur le coût de revient, la réponse est toute trouvée : la marge est réinvestie dans le marketing et la communication. Les conditions semblent réunies pour inciter les entreprises à partir ailleurs et donc ne plus opter pour le "Made in France".

 

D'autres maisons considèrent que les consommateurs sont largement habitués à la mondialisation au point qu'ils ne font plus attention à l'origine des produits achetés. Le rôle des marques-cautions semble ainsi renforcé au détriment du "Made in France".

 

Par ailleurs, le "Made in France" souffre de la souplesse en termes de réglementation sur le marquage d'origine. L'étiquette étant globalement facultative, certaines maisons n'hésitent pas à profiter de cette situation tantôt en n'indiquant pas l'origine du produit et vendant avec les seuls marquages de la marque et de la composition, tantôt en détournant la législation en leur faveur : certains produits vont transiter par différents pays afin d'obtenir le label le plus intéressant. Puis, d'autres préfèrent opter pour le "Made in Europe" dans le cas où la production est délocalisée dans les pays de l'Est, ce qui n'est pas sans conséquences pour le consommateur : comment évaluer deux produits identiques, fabriqués dans deux pays différents mais tous affichant une même origine : "Made in Europe". Cette situation profite aux fabricants est-européens car le "Made in Europe" rend équivalentes productions française et roumaine.

 

Enfin, les managers des maisons de luxe ont aussi tendance à considérer que les pays de délocalisation ont fait des efforts en termes de qualité de production et développé leur savoir-faire. Par conséquent, il est aujourd'hui possible de trouver des fournisseurs tout aussi bons en Pologne, au Maroc ou en Tunisie : il suffit juste de contrôler sur place. A terme, les labels associés à ces pays de fabrication pourraient connaître la même évolution que le "Made in Japan", lequel dans les années 1960 n'inspirait pas confiance alors que de nos jours il constitue la référence dans les produits électroniques. Dans la même lignée, le "Made in France" saurait-il un jour rivaliser avec des "Made in Poland" ou "Made in Tunisia" ?

 

Ces constats ne donnent qu'une vision partielle de la situation. Il existe encore des maisons avec une position traditionnelle par rapport au "Made in France" qu'elles considèrent comme vecteur marketing des produits de luxe. Pour elles, cet attribut représente tant un récit de vie des marques dont elles puisent leur légitimité, qu'un véritable support de communication sur la qualité des produits. L'origine française apporte une valeur ajoutée. Ce point de vue, largement partagé par des maisons telles que Chanel ou Hermès, implique pour cette catégorie d'acteurs de défendre l'origine française. Ce combat quotidien pour le "Made in France" constitue tant une réponse aux attentes de leurs consommateurs qu'une façon de préserver les savoir-faire en France. Ces maisons travaillent d'ailleurs avec des sous-traitants français et rachètent des usines en France. Est-ce peut-être un moyen d'assurer la survie du "Made in France"... et du secteur du luxe ?