Quand le marketing fait son cinéma.

A l’ère de la transformation digitale, des outils et de l’émergence d’une nouvelle génération d’intelligence artificielle, le rôle des professionnels du marketing doit nécessairement évoluer.

Des hippies technologiques au pays des hippiques.

Délicate tâche que de présenter le festival South by Southwest (SXSW), qui réunit à Austin tout ce que la communauté planétaire peut comporter comme influenceurs dans les domaines distincts mais néanmoins perméables (et c’est sur le postulat de cette perméabilité que le festival se construit depuis 29 ans) du cinéma, de la musique, du marketing et de l’innovation technologique. Véritable "sphère à quatre pôles", qui caractérise si bien l’époque digitale. Avec bien évidemment la volonté affichée de changer le monde. Alors, oui, les ethylo-narco-influenceurs du monde des arts commerciaux au Texas, c’est un peu les hipsters au pays des cowboys…

SXSW est une vaste entreprise de soumission des marques. En effet, qu’il s’agisse de la marque Sony ou de la marque "France", le festival s’apparente à un gigantesque spring break[1] pour adultes où les multinationales (IBM, Dell, Samsung, McDonald’s, …) et les économies digitales (Silicon valley, French Tech, HQ-UK, Japon, Scandinavie, …) conscientes du pouvoir médiatique des influenceurs, rivalisent d’ingéniosité en général et de nectars éthyliques en particulier pour se refabriquer une image de coolitude et séduire l’écosystème des influenceurs tout puissants et fiers de la transition énergétique et de la transformation digitale.

Et si les différents sponsors et exposants abreuvent les visiteurs de libations parfumées en tous genres, le programme des conférences marketing est tout aussi riche et enivrant, mais bien éloigné de la liquéfaction. Bien au contraire, rien que du solide ! Pléthore de plénières et de workshops se succèdent avec une cadence soutenue ; gisement d’intelligence dont même le plus méritant des stakhanovistes du marketing ne viendrait à bout. Par conséquent, une question se pose : comment retranscrire cette expérience de l’opulence ? Faisons le choix, ami lecteur, de nous attarder cette année sur le content marketing.[2]

Rencontre virtuelle avec Paul Rand

En effet, me rendant à l’une des conférences animées par Adobe (Creating lasting branding systems[3]) je fais la rencontre fortuite (par évocation) de Paul Rand, designer américain de génie. Rencontre imprévue, certes, mais grandement facilitée par les largesses d’internet et de Wikipedia[4]. Sérendipité,[5] quand tu nous tiens !


Paul Rand est un des plus célèbres graphistes américains. On lui doit notamment de nombreux logos d'entreprises (citons les deux plus célèbres, abc et IBM), mais aussi des affiches et des livres pour enfants. Il fut le principal promoteur américain du « style suisse[6] » couramment nommé style typographique international ou style international, sans pour autant en appliquer tous les codes et les dogmes.

Belle et heureuse rencontre tout de même que ce Paul. En investiguant quelque peu l’œuvre de Rand sur les internets, je tombe sur quelques sites, puis en fouillant un peu plus, sur quelques articles réputés célèbres, dont une interview[7] de 1990 sur l’instinct de jouer ou Play Instinct, où notre désormais ami se propose de décrire le travail de tout designer. Au cours de cet entretien, Rand propose ce concept assez simple du "jeu", quoique plutôt très convaincant :

"Design is coping with the problems of form and content, weighing relationships, establishing priorities. Every problem of form and content is different, which dictates that the rules of the game are different, too. Form is the manipulation of ideas-or content, if you prefer. And that’s exactly what designers are, manipulators of content".

que l’on pourrait traduire par :

"Le design consiste à se préoccuper des problèmes de forme et de contenu, de peser les relations, établir des priorités. Chaque problème de la forme et du contenu est différent, ce qui indique également que les règles du jeu sont différentes à chaque problème de conception. La forme, c’est la manipulation d'idées ou de contenus, si vous préférez. Et c'est exactement ce que les concepteurs sont : des manipulateurs de contenu". 

Or le processus de "jeu" ainsi décrit, s'appliquant d'abord au designer, est également le principe qui s'applique à tout marketeux qui travaille à la création, production, valorisation et promotion de contenus. Il en est le manipulateur pour trouver l’expression parfaite de fond et de forme, et sur le bon canal. Qui est en charge du content marketing est en charge de trouver l’équilibre le plus harmonieux (donc le plus impactant) entre la forme et les idées.

Manipuler des contenus et rechercher l’harmonie

Décortiquons un peu le concept de jeu. Cinéma (art moderne du storytelling s’il en est un), musique, design, mais aussi et surtout ingénierie technologique et marketing sont des disciplines de jeu qui servent exactement et uniquement à deux choses :

1.  Trouver l’expression la plus parfaite possible d’une tension ou des contraintes qui définissent la règle (intrigue, motif, frustration et pain point, sont des incarnations spécialisées du concept supérieur de tension ), et c’est la manipulation, le « jeu » qui permet cette expression,

2.  Proposer l’expression toute aussi parfaite de sa résolution, généralement par le biais d’une idée originale, idée que l’on pourra renforcer d’une intention rhétorique ou humoristique par exemple, et créer un rayonnement harmonique par la résolution de la tension.

Tout le concept de SXSW, au-delà de la perméabilité des pôles d’influenceurs, est de rassembler des personnes dont les métiers sont tous pensés et organisés autour de la résolution de tensions en vue de créer un effet harmonique. En musique, le couplet crée une tension que le refrain vient résoudre. Au cinéma, l’intrigue pose des obstacles et des solutions de contournement dans une idée de progression.

La promesse marketing s’attaque au pain point. Et pour qu’elle soient adoptées, les innovations technologiques résolvent le plus souvent une tension/frustration d’usage.

Ainsi, marketing et cinéma sont en réalité deux expressions similaro-différentes d’une même approche ; la recherche de l’adhésion, de la séduction, de la conversion à ses idées. ô cher ami lecteur, si tu as compris cette image de la tension et de sa résolution, tu as compris tout le concept de SXSW et tu n’as plus besoin de lire la suite de cette chronique. You’ve got your takeway comme on dirait à Austin. Il ne te reste plus qu’à t’appliquer au storytelling. Toujours dans une idée de progression. Toujours dans une recherche d’harmonie. Le marketing ne fait pas son cinéma. Le marketing est un cinéma. Vendre un produit ou un service, c’est vendre une idée en la présentant comme harmonieuse.

L’intelligence artificielle peut-elle manipuler des contenus ?

Progressons dans notre digression pour évoquer l’intelligence artificielle qui est l’un des sujets qui a le vent en poupe cette année à Austin (et pour la petite histoire, les animateurs du pavillon IBM Cognitive Business sont tous vêtus du tee-shirt avec le célèbre logo IBM de Paul Rand dans sa version rébus).

Il y a deux manières de comprendre « intelligence artificielle ». Cette suite de deux petits mots peut renvoyer à l’idée qu’il n’y a pas d’intelligence sans artifice, que l’artifice est la condition nécessaire pour que l’intelligence existe. L’intelligence est cette capacité à jouer que décrit Rand.

L’expression peut aussi renvoyer à la proposition qu’il n’y a pas d’intelligence dans les programmes informatiques, que c’est un artifice, une vue de l’esprit, et osons le mot, un mensonge que de prétendre le contraire. Dit autrement, et ce n’est pas contradictoire avec la première interprétation, les ordinateurs sont incapables de jouer à la Rand ? Pas exactement.


Watson[8] est en train de devenir le super champion du monde pour manipuler les contenus, hyper fort pour trouver des éléments de résolution. Ainsi, en le nourrissant de millions de recettes de cuisine (à chacun sa nourriture), ce cher Watson est capable de proposer des recettes de tacos originales, et je mets au défi n’importe qui de distinguer parmi les deux tacos proposés au pavillon d’IBM, celui réalisé d’après la recette d’un chef de celui concocté d’après la recette du super calculateur.

Mais la manipulation des contenus n’est pas la finalité. La finalité étant de résoudre une tension pour produire un effet harmonique. Or, Watson semble aujourd’hui bien incapable d’exprimer des éléments de tension (des frustrations, des pain points, …) qui sont tout aussi indispensables à l’équation qui produit un effet harmonique. Toujours au pavillon cognitive business, la démonstration musicale en est la plus grande preuve. Sur des bases rythmiques et tonales, Watson est en mesure de proposer des arrangements musicaux cohérents, intéressants, et beaux. Mais le robot ne propose pas de créations originales. Il sait proposer des éléments de réponses pour résoudre des tensions qu’il n’a ni détectées, ni exprimées.

L’intelligence, l’artifice, se situe au moins autant – sinon davantage – dans la capacité de créer, exprimer une tension que dans la capacité de trouver des éléments de résolution de cette tension.

Takeways

Pour conclure, voici ce qu’il suffit de retenir de cet article pour pouvoir en parler sans l’avoir lu :

South by Southwest est un événement professionnel hors du commun parce qu’il est animé au départ par une réflexion conceptuelle qui crée une alliance objective entre tous les métiers de la narration, que l’on peut également qualifier d’arts commerciaux : cinéma, musique, marketing. Retenons encore que les innovations technologiques sont souvent communes ou partagées entre ces trois métiers.

En tant qu’art commercial de la narration, le marketing a pour finalité l’expression d’une harmonie, humaine et empathique, et que cette harmonie se construit à l’aide d’une méthodologie éprouvée : exprimer une tension dissonante, puis proposer une réponse, une résolution de ladite tension.

A l’ère de la transformation digitale, des outils et de l’émergence d’une nouvelle génération d’intelligence artificielle, le rôle des professionnels du marketing doit nécessairement évoluer.

De la juste répartition des tâches (expression des tensions et propositions de résolution) entre l’homme et le robot adviendra le marketing le plus efficace et le plus pérenne.

C’est aux marketeux de s’intéresser aux évolutions et de prendre part à ce changement de paradigme. D’en tirer les ficelles en se réinventant, et aussi en acceptant de déléguer intelligemment à la machine.

Last but not least, Paul Rand est un esprit brillantissime.


[2] Le marketing de contenu (en anglais content marketing, brand marketing ou brand content), appelé parfois aussi stratégie éditoriale, est une stratégie marketing qui implique la création et diffusion, par une entreprise, de contenus médias afin d'acquérir de nouveaux clients. Ces contenus informatifs, utiles ou ludiques, peuvent être présentés sous forme de news, vidéos, livres blancs, ebooks, infographies, études de cas, guides pratiques, systèmes de questions-réponses, photos, forums, blogs d'entreprises, etc. Le marketing de contenu associe une logique de communication de marque à une offre média traditionnelle. Le content marketing, plutôt utilisé dans le domaine du BtoB, s'adresse plutôt aux prospects avec une optique commerciale tandis que le brand content (contenu de marque) considère le contenu comme une émanation de la marque et s'adresse à différents publics.

[3] SXSW 2016, Creating lasting branding systems  http://schedule.sxsw.com/2016/events/event_PP57940

[4] Paul Rand was America’s leading modern graphic designer in the disciplines of advertising, book, and corporate design. He studied at Parsons School of Design, Pratt Institute, and the Art Students League (where George Grosz was his teacher), all in New York City, but was primarily self-taught in the ways of modernism. In the early 1930s, he became a devoted follower of the European moderns and employed their economical and functional methods in his editorial design for Esquire and Apparel Arts. In 1941, he joined the William H. Weintraub Advertising Agency as its chief art director and proceeded to change the look and feel of American advertising, introducing a unique blend of wit, humor, and art-based aesthetics for massmarket clients. A master of many disciplines, he moved from editorial and advertising to corporate and packaging design, creating identities for IBM, Westinghouse, Cummins Engine, NeXT, Enron, and USSB. He is the author of three books, Paul Rand: A Designer’s Art (Yale, 1985), Design, Form, and Chaos (Yale. 1993), and From Lascaux to Brooklyn (Yale, 1996). He passed away in 1996.
Sur Paul Rand, voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Paul_Rand. Voir aussi : http://www.paul-rand.com/

[5] La sérendipité est le fait de « trouver autre chose que ce que l'on cherchait », comme Christophe Colomb cherchant la route de l'Ouest vers les Indes, et découvrant un continent inconnu des Européens. Le concept de sérendipité adopté dans les années 1980 prend parfois un sens très large de « rôle du hasard dans les découvertes ». Parmi les nombreux exemples de découvertes et inventions liées au hasard, on peut citer : le four à micro-ondes, la pénicilline, le Post-it, le téflon, le Velcro.