Le Nudge pour une meilleure entreprise

Marre de donner une carotte à vos employés, à devoir les pousser sans cesse et à être obligé de motiver vos équipes tout le temps ? Les techniques de management évoluent, ils prennent en compte des traits inhérents au caractère humain (les sentiments, les relations, le bien-être). C’est en ce sens que le Nudge fait ses preuves dans le monde de l’entreprise.

Hérité des sciences comportementales et de la psychologie des années 1970, le nudge a commencé à se développer en 2002 puis en 2017 avec la récompense par le Nobel d’économie de Daniel Kahneman et dernièrement de Richard H. Thaler. Le nudge se base sur nos comportements primaires : dans ses prises de décision, l’homme se comporte comme un être irrationnel, influencé par des biais cognitifs (préjugé, recherche du conformisme, optimisme, aversion du risque).

Ce paternalisme libertaire, comme l’appelle Richard H. Thaler et Cass Sunstein est beaucoup utilisé en communication pour sensibiliser et faire passer des messages préventifs avec un fort impact. Par exemple, des messages sur les plateaux repas ou dans les gares incitent les usagers à jeter et trier leurs déchets. Le nudge est aussi entrée en politique, David Cameron et Barack Obama ont créé des nudge units, des équipes  d’analyse et de mise en place de nudges par le gouvernement, afin d’améliorer l’efficacité de leurs politiques publiques. Une nudge unit de David Cameron a ajouté en 2013 sur la page d’accueil du site internet du programme de don d’organe : "Chaque jour, des milliers de gens qui voient cette page décident de s’enregistrer". Le taux d’adhésion au don d’organe est passé de 2,3 % à 3,2 % soit 96 000 adhésions supplémentaires en trois semaines.

Le pouvoir du nudge n’est pas une illusion, mais est scientifiquement prouvé. Les GAFAM et les NATU ont déjà instauré des nudges dans leur méthode de management. Un logiciel dans l’entreprise Google, appelé Humu, analyse le comportement des collaborateurs afin de les inciter à donner le meilleur d’eux-même grâce à des nudges adaptés. La méthode nudge en entreprise est préconisé par Eric Singler, directeur général de BVA en charge de la BVA Nudge Unit, depuis 2013. Ce dernier à écrire un livre Nudge management en 2018 pour promouvoir cette méthode en France. En quoi le Nudge peut-il faire évoluer une entreprise ? Cela est-il rentable pour cette dernière ? Le manque de contraintes est-il productif ou contre-productif ?

Mettre fin au système de récompenses et punitions

Le management au sein des entreprises est encore bien souvent sous le principe de la carotte et du bâton. Bien que le management s’assouplisse depuis la fin des années 1980, cette technique reste toujours d’actualité et est bien souvent contre-productive et démoralisante pour les collaborateurs. Une peur de la hiérarchie bloque bien souvent ces derniers sur des questions clés de leur avenir et une gestion perçue comme oppressante diminue l’efficacité et la qualité de travail.

Eric Singler avance quatre grandes dimensions que les entreprises négligent dans son livre : l'équité de traitement, l'accomplissement personnel, le sens de la camaraderie et la mission globale de l'entreprise. Pour Eric Singler, "[L’enjeux] est de créer un environnement physique [...] et psychologique [...] pour inciter les salariés à se comporter différemment dans leurs intérêts et celui de l’entreprise."

Le nudge s’appuye sur la pensée humaine à deux systèmes décrit par le psychologue et prix Nobel d’économie de 2002 Daniel Kahneman. Le premier système est automatique et fainéant, l’humain prend des décisions sans logique ni réflexion. Le deuxième système est conscient, lent et couteux en énergie avant de prendre une décision. Le deuxième système valide les scénarios du premier système. Le nudge vient compenser des tendances ou comportements non-rationnels du premier système afin de biaiser notre réflexion. Ces biais sont cognitifs et font références à trois modèles complémentaires : le biais environnemental ; l’aversion du risque / de la perte ; et la volonté de statu quo aussi connu comme effet de dotation, c’est-à-dire la volonté de ne pas changer les acquis actuels, qu’ils soient bénéfiques ou non.

Avant tout, la mise en place de méthodes nudges doit passer par un changement de posture de la direction et un diagnostic des biais cognitifs de la population cible. Il est inenvisageable de gérer une équipe de développement de la même manière que des salariés en ventes et conseil. Le bien-être, les attentes et le travail de ces deux profils n'ont pas grand-chose en commun. Performance et bien-être sont corrélés comme le montre chaque année le classement Fortune et l’institut Great Place to Work, la bonne santé de l’entreprise dépend donc aussi du bien-être des collaborateurs.

Un nudge, une mise en scène

Mettre en place une stratégie de nudge management comporte cinq étapes clés similaires aux méthodes agiles : études de l’environnement et des comportements ; choix des comportements à faire évoluer et des résultats souhaités ; processus d’idéation et de construction ; prototypage des stratégies retenues ; implémentation à une large échelle. Prenons par la suite trois exemples de nudge management. Nous prendrons un exemple sur chacun des biais cognitifs.

Commençons par le biais environnemental. Bien souvent un manager est mal perçu de son équipe s’il ne comprend pas ou s’il ne possède pas le même langage que les membres de son équipe. Dans le sens contraire, un ingénieur aura plus de faciliter à être dirigé s’il ressent une compréhension de son manager. Un manager ayant un langage bien défini sur un contexte précis ou technique (dit framing) sera mieux vu de son équipe. Le linguiste Georges Lakoff a montré l’impact d’un langage cadré notamment en ce qui concerne la politique américaine dans son ouvrage Don’t Think of an Elephant. Cette stratégie de framing est aussi utile dans le recrutement, le futur employé se sentira rassuré et confiant dans une entreprise dont les Ressources Humaines connaissent le cœur de métier et comprennent l’enjeu des futurs collaborateurs. Le cadre de travail social est aussi important que le cadre de travail matériel bien que les deux soient souvent négligé.

Le deuxième biais que nous avons mentionné est l’aversion du risque. Ce dernier est souvent compensée par les primes. Mais l’enjeu n’est pas monétaire, il y a une volonté managériale de favoriser la créativité, l’inventivité et la force de proposition des collaborateurs. Si ce dernier voit que le silence ou l’isolement sont des stratégies favorables pour sa position et son travail, il ne sera pas enclin à agir et interagir dans son environnement. De plus, l’effet de norme social pousse les individus à agir comme le plus grand nombre. Si la norme est de ne pas faire preuve d’initiative ou de propositions, une prime n’aura peu de conséquence. A contrario, un environnement de travail plus agile, favorisant le recours à l’initiative, comme le design thinking ou le lean management poussera chaque membre d’une équipe à proposer leurs idées même sans la présence de prime.

Le troisième exemple combine l’aversion du risque et la volonté de statu quo. L’ancien Vice-Président de Google, Alan Eustace, qui avait pour habitude de pousser les collaboratrices par mail a demandé des promotions de poste lorsque la période des entretiens annuels se présentait. Ainsi le nombre de femmes candidates et promues a augmenté. Si le mail « coup de pouce » n’était pas envoyé alors les chiffres retournaient aux statistiques précédentes. Pour l’employé, il n’existe plus de risques à demander une promotion puisque la proposition est implicitement formulée par un membre dirigeant.

Ces trois exemples touchent les collaborateurs, la dynamique des équipes et les ressources humaines de l’entreprise. Cette dernière a aussi son rôle à jouer en tant que personne morale.

Performance et transparence

En plus du bien-être dans le quotidien de l’entreprise, l’employé développe une meilleure performance et une plus grande dévotion dans une entreprise transparente dans ses actions. La génération Y a besoin de connaître la direction prise par l’entreprise, l’intérêt de son travail et que l’entreprise a besoin d’elle et réciproquement.

Récapituler les informations peut sembler une perte de temps, mais clarifier les décisions en connaissance de cause structure voir simplifie des choix qui sont perçus comme complexes. Il peut sembler difficile de devancer les erreurs des salariés, mais des recommandations et la mise en place de bonnes habitudes influencent sur leur comportement au quotidien et sur le long terme. Le principe de circulaire n’est pas suffisant car ponctuel là où un nudge peut être permanent. La mise en place d’une routine SPIN ("situation, problem, implications, next steps ") dans les réunions de travail facilite le déroulement et l’efficacité de ces dernières notamment dans une gestion projet Agile.

La transparence de l’entreprise comprend aussi la communication interne de cette dernière. Le bien-être au travail est grandement influencé par la confiance du collaborateur envers son employeur et son entreprise. Les collaborateurs doivent se sentir moteur de leur entreprise, et pour cela il est important de connaitre la ligne directrice et l’objectif de cette dernière. Telle une gestion projet, le corps dirigeant doit exposer le devenir de l’entreprise comme le fait Apple ou Microsoft depuis bien des années par de grands meetings avec leurs collaborateurs.

Une question vient naturellement se poser après tous ces exemples : quel est coût de ces nudges ? Maintenir une stratégie nudge est peu couteux, puisque cette dernière ne demande souvent pas de maintenance et peu d’entretien. Mais la création de la stratégie peut se montrer longue en temps et en étude des comportements. Quantifier le bénéfice d’un nudge est très complexe puisque cela impacte les aspects sociaux et comportementaux des collaborateurs. Cependant, le classement Fortune montre une corrélation entre le bien-être au travail et des méthodes de travail dynamique avec les performances d’attractivité et économique d’une entreprise, prouvant l’efficacité des nudges.

Coup de pouce ou manipulation ?

Toutefois, le nudge management peut être perçu comme une forme de manipulation. Ces stratégies doivent être pensées et établies avec conscience car des nudges mal établi peuvent être perçu comme une direction brouillonne et mal structurée. Notre tendance au conformisme pourrait ainsi contraindre les salariés à faire certains choix contre leur gré. Une personne isolée dans son choix sera beaucoup plus tentée de se ranger à l’avis du plus grand nombre, même si cela va à l’encontre de ses plus fermes convictions. Un nudge mal calibré et sur une mauvaise population cible peut s’avérer néfaste pour le bien-être et l’estime des collaborateurs et risque également d'avoir un effet inverse (moins de créativité, moins de dynamisme). Le projet Bad Nudge – Bad Robots cherche à comprendre la limite éthique des nudges en ce qui concerne les personnalités instables.

Cette question éthique est primordiale en ce qui concerne les nudges. Ces derniers n’ont à ce jour fait l’objet d’aucune analyse juridique. Certains nudges faisant appel à des objets connectés ou des intelligences artificielles, il est important de comprendre l’effet d’une interaction machine-homme lorsque cette dernière impacte notre libre arbitre.

Une stratégie de ce type doit être étudiée et implémentée avec méthodologie et dans un cadre expérimental répondant à une démarche scientifique. Il ne s’agit pas de jouer avec les sentiments, le bien-être et la carrière des collaborateurs ; le nudge doit être pensé comme un effet bénéfique pour l’ensemble des parties visées. C’est pourquoi la mise en place de nudges doit se faire par des personnes qualifiées, ayant pleine connaissance des variables à prendre en compte et de la volonté de l’entreprise afin de proposer des stratégies en adéquation avec cette dernière.