Le fact-checking a-t-il assassiné l’éloquence ?

Venu tout droit des Etats-Unis, le fact-checking s’invite depuis quelques temps déjà dans le débat politique ou métapolitique français. Pratique consistant à passer au crible les déclarations de nos hommes politiques pour jauger leur degré de véracité, cette méthode d’investigation forcenée n’en finit plus de faire des émules.

Libé ou Le Monde (par l’intermédiaire de son blog Les Décodeurs) s’y sont mis dès 2009. Les autres, éperonnés par l’imminence de la campagne présidentielle, n’ont pas tardé à leur emboîter le pas. Le site du Nouvel Observateur a ainsi apporté sa pierre à cet édifice en ouvrant L'addition s'il vous plaît  et Les Pinocchios de l'Obs, quand  Rue 89 a créé Contrôle technique, le JDD Le détecteur de mensonges et  Le Parisien un Bureau de vérification de la petite phrase. Une tendance qui s’est étendue à l’audiovisuel, avec le lancement début 2012 du Véritomètre sur I-Télé, en partenariat avec le site Owni.

Bien sûr, de prime abord, on est assez disposé à trouver cette nouvelle tendance saine. Elle permet, dans une certaine mesure, de savoir à quel point nos politiciens connaissent leurs dossiers, mais aussi d’éviter que ces derniers n’empilent les mensonges en toute impunité.
Pourtant, ce contrôle a posteriori du moindre fait/chiffre avancé entraîne aussi une autre conséquence plus fâcheuse. En faisant planer au-dessus de la tête des orateurs le spectre de la vérification systématique, elle les pousse à une certaine timidité, retenue née de la crainte de se tromper. Un procédé qui confine au passage d’examen, et glisse l’intervenant dans la peau de l’étudiant balbutiant et peu sûr de lui qu’il a été dans une autre vie.
On a tous en tête des passages d’émissions où le présentateur demande au candidat à telle ou telle élection s’il connait le prix moyen de la baguette de pain ou le nombre de sous-marins que possède la France. Les hommes politiques ne sont pas des spécialistes. On leur demande de jongler avec de très nombreux dossiers portant sur une multitude de sujets. Les connaître tous sur le bout des doigts relève de l’impossible.
A-t-on vraiment besoin d’être un spécialiste pour connaître le prix de la baguette ou celui du litre d’essence ? Non, certes. Si le fact-checking a pour ambition de démontrer que la classe politique ne partage pas le même mode de vie que celui de la plupart des Français, il n’aura aucun mal à l’assouvir. Les politiciens sont structurellement destinés à avoir un mode de vie différent. Souvent, ils ne vont pas faire leurs courses eux-mêmes, possèdent une voiture de fonction avec chauffeur. Ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils sont déconnectés des préoccupations du Français moyen. Servir les intérêts de ce dernier suppose d’avoir une vue d’ensemble sur lui, de l’envisager dans un environnement où il est moins intéressant comme individu que comme maillon d’une chaîne, partie d’un tout aux interconnections multiples.

Évoquant ce passage à la loupe de plus en plus fréquent, Arnaud Dupui-Castérès, président de Vae Solis Corporate, cabinet conseil en stratégie de communication, n’y va pas de main morte. Pour lui, le fact checking alimente « une défiance incroyable des citoyens envers les politiques. [Il] contribue à remettre en cause et à détruire leur autorité et leur crédibilité. » On ne peut qu’abonder dans son sens. Comme évoqué plus haut, cette tendance atrophie le débat politique, brise le décorum et inhibe les élus en les confrontant à une vieille phobie : le fantasme de la mauvaise note. Reste à savoir ce qu’on cherche : des orateurs éloquents et enthousiasmants, pas toujours exacts dans leurs déclarations (qui peut prétendre tout connaître ?), ou des élèves dociles et insipides ayant bien appris leurs fiches.