Edition numérique : la tentation des évangélistes

Il y a quelques jours, un microscopique séisme a agité notre petit monde de l’édition numérique. A l’occasion d’une mise à jour, « The Magazine » annonçait un virage technologique en passant sur une plateforme dédiée, intitulée TypeEngine.

Peu, peut-être parmi vous connaissent « The Magazine ». Cet hebdomadaire électronique, lors de sa sortie sur iPad et sur iPhone, a suscité un sincère engouement doublé d’un réel espoir. Ce journal en ligne a été créé par Marco Arment, l’un des pères de Tumblr, un surdoué de la cause numérique. Dans l’ombre et avec un investissement moyen (mais avec une énergie brillante), Marco a développé une App tirant parti de tout l’écosystème mis en place par Apple.C’était, depuis le cuisant échec de « The Daily », le bijou de Rupert Murdoch, arrêté moins de deux ans après son lancement (lors du lancement NewsCorp avait évoqué un budget de 30 millions de dollars, la première tentative sérieuse - et réussie - de conquête d’iOS par un média hors des caciques du sérail).Contrairement à « The Daily », « The Magazine » ne fonctionnait pas que sur iPad. Il ne privilégiait pas uniquement les images mais valorisait les textes. Bref, il répondait instantanément à la problématique de dizaines de milliers d’éditeurs de par le monde. Depuis la présentation de l’iPad par Steve Jobs en 2010, chacun d’eux se mit à croire à l’émergence d’une plateforme intelligence, facile et passe-partout. Seulement voilà, si rapidement « The Magazine » a été un succès, Marco n’a jamais souhaité ouvrir ses lignes de codes à quiconque. En quelques semaines, de nombreux développeurs se sont donc lancés dans la réalisation de copy-cat, des répliques de la technologie et de l’ergonomie de The Magazine. TypeEngine, aujourd’hui adopté par « The Magazine » est l’un d’eux.Marco n’a jamais cessé de communiquer sur ses différents choix, ses enthousiasmes et ses dépits. L’annonce de la vente du journal à son rédacteur-en-chef  a été perçu en son temps comme le signal - enfin attendu - de la maturité du marché. Les problèmes de technologie et d’ergonomie, enfin derrière, la gestion des journaux et des maisons d’éditions novatrices pouvaient enfin revenir aux hommes de l’art : les journalistes et les éditeurs.L’annonce de l’abandon d’un savoir-faire qui a essaimé est ce microscopique séisme que je mentionnais. C’est comme si Apple expliquait qu’il abandonnait le développement pour adopter Windows 8, que Google renonçait à son moteur de recherche au profit de Bing. Bref, que les leaders donnent les clés de leur destin aux suiveurs.J’ai toujours préféré - tous les goûts sont dans la nature - la technologie de « The Magazine » à ses contenus. L’annonce de la mort d’un savoir-faire interne va donc durablement me détourner de ce titre. Mais ce n’est pas là l’important. Déjà, sans Marco, « The Magazine » avait cessé d’être un titre observé, analysé, et envié. Intérieurement, on parlait de lui au passé.Les raisons invoquées pour confier les rênes de sa technologie à un tiers sont essentielles dans notre univers. Et appellent plusieurs conclusions que nous avions largement anticipées chez 10001 mots. Quelques éditeurs, question de survie à l’ère numérique, devraient s’en inspirer.Conclusion n°1On ne peut-être éditeur de contenu et éditeur de technologie. C’est d’autant plus vrai que 10001 mots, notre maison d’édition n’a jamais souhaité s’encombrer d’aucun développeur. En revanche, nous n’avons jamais hésité à miser sur des technologies audacieuses et rédiger des cahiers des charges sans équivalent. A ce jour, nous sommes client depuis plusieurs mois de TypeEngine, mais nous avons eu recours aux services d’un « copy-cat », It’s a Beautiful Day qui depuis plusieurs mois nous aide à préparer le lancement du deuxième étage de notre fusée. Au pragmatisme d’un partenaire comme TypeEngine qui emploie de nombreux développeurs à Seattle, je n’oublie pas que chaque acteur dans l’univers des nouvelles technologies de l’information peut, du jour au lendemain, mettre la clé sous la porte. Si cela devait arriver avec TypeEngine, j’ignore ce que deviendraient nos contenus et toute notre stratégie. Avec It’s a Beautiful Day, 10001 mots est propriétaire de son code et à la moindre défaillance de quiconque, nous pouvons continuer notre exploitation éditoriale et avoir un peu de temps pour nous retourner.

Conclusion n°2

Un des arguments avancé par « The Magazine » est un cri d’alarme. iOS évolue trop vite. Les éditeurs de contenus n’ont pas le temps de s’adapter et cela fragilise leur propre développement. La belle affaire ! Si notre industrie est si dynamique, c’est uniquement grâce aux nombreuses innovations imposées par les OS embarqués. C’est un drame, certes, mais depuis toujours, c’est une chance. Chacun peut regretter les heures passées et pleurer « le bon vieux temps d’avant » quand le papier régnait en maître et qu’un abonné à un journal lui restait fidèle jusqu’à la tombe. Le monde change, les habitudes de lecture changent, les attentes des lecteurs changent. A cela, les nouvelles technologies offrent des possibilités et des matières à réflexion. Tout n’est pas à prendre et tout n’est pas à laisser dans les innovations. Pourtant, bon an mal an, les choses évoluent dans le bon sens. Les éditeurs audacieux trouvent leur chemin (un très bon exemple : celui d’ElectronLibre,  le magazine en ligne/papier d' Emmanuel Torregano). Les autres, perdent du temps. Tant mieux si les technologies vont vite, voire trop vite. Seuls les paranoïaques survivent, écrivait Andy Grove, le mythique patron d’Intel. Seuls ceux qui se remettent en cause constamment ont une chance de survivre. La nouvelle génération des éditeurs de presse ou de livres devra, non seulement, conserver le flair des anciens mais y ajouter une pincée de d’ultra-réactivité.

Conclusion n°3

Il n’existe pas une technologie qui soit meilleure qu’une autre. Vendre ses contenus sur iPad ou iPhone répond à une phase d’attaque. Les éditeurs se concentrent sur une clientèle plus encline à payer pour des contenus ou des technologies innovantes. Mais une fois que le break-even se dessine et confirme la pertinence du positionnement éditorial, il est temps d’aller se faire voir ailleurs. Autrement dit sur toutes les plateformes : Android, Windows, Kindle, Kobo, etc. C’est le choix qu’a fait 10001 mots. Tous les écrans sont nos amis.  « On n’est jamais à l’abri d’un succès », disait le fondateur de la marque Cyrillus. Tôt ou tard, les habitudes changent. Le travail d’un éditeur est comparable au tir d’un mitrailleur ou d’un chasseur. S’il veut atteindre une cible en mouvement, il doit tirer devant celui qu’il mire. C’est donc en anticipant les changements d’habitudes ou en devinant les faveurs d’un nouvelle forme de contenus attendus par les lecteurs que l’éditeur fera mouche. Cet impact se fait plus ou moins tôt ou plus ou moins tard. Ce qui compte c’est de ne pas être pris à la gorge en terme de timing ou d’investissements. En matière de média, le money burning associé à la contrainte d’une horloge n’ont jamais fait bon ménage. Easy come, easy go

Conclusion n°4

Les évangélistes, ceux qui montrent le chemin et la lumière de ce qui marche ou pas sont rares. Outre, Steve Jobs, pour sa conduite exemplaire dans les affaires d’Apple, Marco pour ce qu’il aura initié avec « The Magazine », ceux qui entendent quelque chose à l’édition de contenus payants sont rares. Tout semble aller si vite qu’il est bien difficile d’avoir des certitudes sur ce qui peut fonctionner ou non. Le web et ses modèles si variés nous rappellent, en même temps qu’il fait les choux gras à des cohortes de consultants aux compétences avariées, que rien n’est simple et que ce qui va fonctionner aujourd’hui ne fonctionnera plus forcément demain. Il est un homme, pourtant, que j’admire et qui force le respect. C’est John Paton, le chantre de « Digital First » qui, droit dans ses bottes, clame et promet, avec des accents churchilliens, que la mutation, pour les médias, vers des économies viables est parsemé de sang, de sueur et de larmes. Mais, en première ligne, Paton et ses quotidiens américains, longtemps déficitaires relèvent la tête. Hélas, Paton, occupé à montrer le chemin à ses journaux, communique peu. Il en faudrait d’autres comme lui qui, entre les lignes, nous rappelle que pour réussir dans nos métiers, il n’y a pas un chemin, il y en a des millions. Et qu’à chaque rédaction ou chaque maison d’édition, s’impose une solution unique à la fois moderne et toute entière tournée vers ses seuls lecteurs et non vers ce qui a pu fonctionner ailleurs.