L'avenir des curated marketplaces est-il compromis ?
Dans l'univers de l'achat média programmatique, où les plateformes supply side (SSP) tentent d'innover pour garder leur part de marché dans un contexte de budgets limités et de forte concurrence du search et du social, un produit confirme son attractivité auprès des annonceurs : les curated marketplaces. Bien que très confidentielles encore, ces places de marché proposées aux acheteurs par les SSP depuis deux ans environ ont capté 5,1% des investissements en programmatique pour une cohorte de 11 régies françaises au premier semestre de l'année contre 3,6% le premier semestre 2022. Surtout, elles représentent déjà 24,1% des investissements transitant en France via Xandr, 22,2% via Equativ et 14,2% via Improve Digital pour ne citer que les trois plus actives parmi les six SSP qui les proposent dans le pays, selon le dernier baromètre publié par l'Alliance Digitale.
"Les curated marketplaces fonctionnent très bien et attirent de nouveaux annonceurs, notamment venus de l'international, avec une demande grandissante pour la vidéo", atteste Augustin Decré, directeur général d'Index Exchange pour l'Europe du Sud, le Moyen Orient et l'Afrique, où la croissance des curated dépasse celle des deals classiques.
Proposées la plupart des cas par la SSP ou un partenaire tiers nommé "curator", ces places de marché rassemblent une présélection d'inventaires sur la base de critères de performance, de ciblage et de qualité prédéfinis. Mis à disposition des DSP, ces packages d'inventaires pluri-éditeurs peuvent également être construits sur mesure pour répondre à un brief précis. Il est également possible d'y injecter de la data d'un partenaire tiers référencé chez la SSP voire la data de l'annonceur lui-même. "L'idée de départ qui anime toujours ces places de marché est de rassembler des inventaires cross publishers voire cross sites à l'intérieur d'un même groupe média qui procurent une audience précise, des formats et des KPI répondant aux besoins de l'acheteur", explique Augustin Decré.
En mâchant le travail des acheteurs et en leur faisant gagner beaucoup de temps, en proposant des chemins d'accès sans intermédiaires et en garantissant des critères de performance ou de ciblage à de prix attractifs, nul doute que le concept plaît. "Les curated marketplaces connaissent un succès important parce qu'elles créent de la valeur pour les acheteurs, dont les agences en particulier en facilitant leur travail, et pour les éditeurs", explique Jean-François Bernard, cofondateur et CPO d'Adomik. Certes. Mais est-ce vraiment l'avis des éditeurs ? Pas tout à fait.
"C'est une très bonne idée de vouloir marketer et consolider l'offre. Le problème est que la promesse des curated marketplaces d'apporter de la transparence, de rétribuer correctement les éditeurs, de se substituer à l'open auction et d'offrir une complément au travail effectué par les équipes des régies n'est pour l'instant pas tout à fait tenue", déclare Bastien Deleau, directeur exécutif adjoint adtech chez Prisma Media. "A ce stade, ces curated marketplaces conviennent beaucoup plus aux annonceurs et aux agences qu'aux clients historiques des SSP, c'est-à-dire nous, les publishers. On nous impose des CPM génériques alors que tous les inventaires, domaines, verticales et données ne se valent pas. De plus cela stimule les agences à vouloir s'appuyer sur ce type de dispositif plutôt que de donner suite aux relations directes qu'elles ont avec les régies." Selon notre interlocuteur, de grands groupes médias seraient même en train d'analyser la possibilité de quitter ce dispositif.
Eva Galand, directrice des revenus automatisés chez 20 Minutes, porte son attention sur les prix pratiqués. "Les curated marketplaces ont l'intérêt de faciliter l'accès des acheteurs aux inventaires et de limiter fortement le nombre d'intermédiaires de la chaîne programmatique. Mais les prix qui y sont pratiqués équivalent aux prix planchers de l'open auction, ce qui n'est absolument pas normal. Ces inventaires sont sélectionnés avec des critères de performance et de qualité, ils devraient en toute logique être vendus plus cher."
Ces packages proposés à la volée peuvent de fait rassembler des inventaires sur des zones géographiques spécifiques, des contextes éditoriaux répondant par exemple aux saisons commerciales ou à des thématiques, des formats précis ou des critères de performance (visibilité, complétion, attention, basse émission carbone) voire tout à la fois. "Ces deals cannibalisent les private auctions, générant une érosion de la valeur. Le travail fait par les régies est progressivement transféré vers les plateformes", ajoute Eva Galand. La spécialiste adopte par conséquent une attitude prudente à l'égard de ce dispositif pour empêcher que ces packages viennent concurrencer ses preferred deals (accords à prix garanti) voire les deals négociés par la régie en direct garanti (prix et volume garantis) avec les agences et annonceurs, beaucoup mieux valorisés grâce entre autres à l'injection de la data de l'éditeur. Chez 20 Minutes la part de l'inventaire vendue en curated deals reste par conséquent très limitée et cela ne devrait pas changer à entendre Eva Galand.
Augustin Decré relativise ce type de critique en rappelant la nature première de ces places de marché. "Les curated marketplaces permettent aux publishers de faires de revenus incrémentaux, elles ne sont pas là pour cannibaliser les deals. Cela génère une bonne traction auprès de nouveaux annonceurs, qui n'ont pas connaissance de ces audiences ou qui n'osent pas approcher le marché programmatique local", précise Augustin Decré. "Le publisher ne peut pas faire cavalier seul, il doit aussi répondre aux besoins des annonceurs en leur simplifiant l'accès aux audiences dans un marché extrêmement fragmenté et concurrencé par les plateformes", ajoute-t-il en précisant que les CPM pratiqués dans les curated marketplaces se situent au-dessus des niveaux obtenus en open RTB et en dessous de ceux des deals classiques.
Luc Vignon, DGA en charge de la transformation digitale de 366, semble beaucoup plus positif en revanche. "Les curated marketplaces nous permettent de proposer aux annonceurs un deal unique et massif rassemblant des inventaires très qualitatifs dans des univers très maîtrisés", explique-t-il. La raison d'un tel enthousiasme est sans doute due au fait que le modèle employé par 366 et ses partenaires Figaro Media et Prisma Media est celui d'une place de marché privée vidéo ultra premium. Bien que commercialisée également en curated deals via Xandr, en plus du modèle gré à gré, elle est beaucoup plus fortement maîtrisée par les régies partenaires, qui par ailleurs imposent un ticket d'entrée de 100 000 euros avec post-test intégré. Un cas particulier, donc.