Pierre Devoize (Alliance Digitale) "Avec le Distraction Control d'Apple, un utilisateur peut décider d'effacer toutes les publicités d'un site"

Alliance Digitale a testé Distraction Control et mesure déjà l'impact catastrophique que l'outil représente pour les éditeurs de site et les annonceurs, comme le confie au Journal du Net Pierre Devoize, son DGA.

JDN. Alliance Digitale a testé Distraction Control, une nouvelle fonctionnalité intégrée par Apple sur Safari sur iOS 18 en bêta et la nouvelle version de macOS. Quelles en sont vos principales conclusions ?

Pierre Devoize est le DGA d'Alliance Digitale. © Alliance Digital

Pierre Devoize. Apple considère que tous les éléments d'une page web peuvent être des éléments pouvant "distraire" ses utilisateurs. Avec Distraction Control, Apple veut permettre à ses utilisateurs de tous les éliminer. Cela se fait en effet très facilement, l'option étant disponible à partir d'un menu au sein de la barre de recherche. L'utilisateur peut alors choisir n'importe quel élément de la page : un clic dessus et il est éliminé, en réalité masqué. 

Rien n'y échappe : tout type de publicité (display, vidéo, native, autoplay…), certes, mais également tout type de contenu, parmi lesquels les titres et contenus d'articles, les images, les notifications et même les fenêtres de consentement aux traceurs publicitaires régies par la législation en vigueur. Ce que l'utilisateur efface ne revient pas, même en cas de rechargement de la page, exception faite des environnements à contenu dynamique comme les réseaux sociaux. Nous l'avons testé, sur Facebook par exemple, les éléments reviennent dès que l'écran est rafraichi.  S'il le demande, l'utilisateur peut désactiver la fonctionnalité, mais dans ce cas une fenêtre s'ouvre pour s'assurer qu'il est bien certain de vouloir modifier et faire revenir les éléments…

Vous avez notamment trouvé et testé une option automatique, "Focus Profiles", qui s'avère encore plus problématique…

Ce mode automatique que nous avons pu déjà tester intitulé "Focus Profiles" qui consiste à reproduire automatiquement, sans que l'utilisateur n'ait à le demander, les choix d'effacement faits par celui-ci auparavant. Cela se fait au sein d'un profil spécifique, créé pour l'occasion, toujours au sein de Safari. Par exemple, si à l'intérieur d'un même site l'utilisateur décide d'effacer toutes  les publicités, les mêmes éléments seront effacés dans toutes les nouvelles pages qu'il consultera à l'intérieur de ce même site.  C'est par conséquent une option encore plus engageante et durable : l'utilisateur n'a plus à cliquer systématiquement sur les éléments qu'il souhaite effacer.

Deux autres fonctionnalités seraient en préparation, selon les rumeurs, dont une où l'utilisateur cochera au sein des paramètres le niveau de "distraction" dont il voudra se débarrasser entre moyen, petit et grand et Apple s'occupera du reste. Le niveau "moyen" inclurait l'effacement de toutes les publicités. Une troisième fonctionnalité permettrait à Apple de suggérer à l'utilisateur de changer de niveau pour être moins dérangé au fil de sa navigation.

Tout cela se fait dans la plus stricte opacité : aucune information n'est mise à disposition sur cet outil et ses fonctionnalités, mise à part une toute petite mention en page 10 du document de présentation des nouveautés d'iOS 18 rendu publique lundi 9 septembre. Aucune allusion non plus sur les critères d'Apple pour délimiter cette notion de "distraction".

Quel impact cela peut représenter pour les éditeurs, les annonceurs et les technologies publicitaires ?

Pour commencer, en inventant une nouvelle formule : "aider" l'utilisateur à "ne plus être distrait", Apple favorise le vol de contenus. La raison est simple : l'utilisateur peut effacer les consent walls, utilisés par de très nombreux sites pour donner accès à leurs contenus en échange soit de l'acceptation des traceurs publicitaires soit d'un abonnement ou de l'achat de l'article. Nous l'avons testé. Quand vous effacez un consent wall, vous pouvez ensuite accéder aux contenus librement, sans aucune contrepartie pour l'éditeur. Deuxième risque majeur pour les éditeurs : Distraction Control facilite la tâche pour les utilisateurs qui le souhaitent de reproduire des contenus modifiés, portant atteinte à l'intégrité des sites et à la propriété intellectuelle des journalistes et amplifiant le danger de prolifération de fake news.

"Apple favorise le vol de contenus puisque l'utilisateur peut effacer les consent walls"

Distraction Control aura également un impact considérable pour l'industrie publicitaire et plus précisément pour les éditeurs de l'open web mais cela ne se sentira pas de façon abrupte : l'effet sera pernicieux mais certain. La raison est qu'une publicité masquée continue d'être servie et comptée même si elle n'est pas visible car a priori ni l'ad server ni le SSP ne seront en capacité de savoir que la publicité a été masquée, vu que tout se passe au niveau du navigateur. L'annonceur continuerait par conséquent de payer la campagne. A long terme, voyant que ses KPI diminuent, l'annonceur pourrait déserter les inventaires open web sur Safari pour investir davantage là où ce problème ne se pose pas, les réseaux sociaux par exemple. Ce n'est pas une situation souhaitable, encore moins dans le contexte que nous connaissons.

Enfin, Apple permet à l'utilisateur de contourner des dispositifs imposés par la loi, comme les bannières de consentement. Au passage, sans consentement, l'éditeur monétise mal son inventaire, à savoir souvent 50% moins bien. Plus inquiétant encore, avec le contournement des consent walls, les inventaires publicitaires peuvent être vides. Apple agit de manière totalement arbitraire sans qu'aucun éditeur ne puisse maîtriser ou contrôler ces fonctionnalités. Tout peut changer du jour au lendemain, sans préavis.

L'interprofession (Geste, SRI, Udecam, Alliance Digitale, Apig et UDM) avait déjà dénoncé Web Eraser, un outil de même nature qui n'a finalement pas été déployé. Comment envisagez-vous la suite ?

Nous sommes à l'étape de la découverte, sachant que jusqu'à ce lundi 9 septembre, aucune information officielle n'existait sur ce sujet. Les premiers échanges et consultations démarrent afin de définir les initiatives collectives les plus pertinentes à mener par la suite. Rappelons qu'en mai dernier en effet, alors qu'il ne s'agissait que des rumeurs, des organismes représentatifs de l'ensemble de notre écosystème s'étaient déjà mobilisés pour prévenir l'industrie et les autorités en publiant une lettre à l'attention de Tim Cook, le CEO d'Apple. Apple, lors de sa présentation de juin dernier, n'avait pas confirmé l'existence de cet outil jusqu'à ce qu'il soit intégré sous son nouveau nom dans la bêta d'iOS 18, disponible depuis début août.