La publicité digitale face à la fragmentation des signaux

Le recul de Google sur les cookies tiers ne freine pas la mutation du ciblage publicitaire : l'heure est aux stratégies hybrides, mêlant technologies traditionnelles et nouvelles sources de données.

Longtemps au cœur de l'économie digitale, les cookies tiers ont façonné la publicité en ligne en permettant aux marques de suivre et de cibler les consommateurs avec une précision inédite. Alors que leur disparition du navigateur Chrome semblait inéluctable, Google a finalement renoncé à ce projet dans un ultime volte-face.

Mais ce que l’industrie résume sous le terme de la “perte de signal” va bien au-delà des cookies tiers et des décisions unilatérales de Google. Si certains identifiants subsistent, ils sont plus fragmentés que jamais et obligent marques et agences à faire preuve d’agilité. Comprendre cette mutation, c’est saisir comment la publicité digitale est en train de passer d’un ciblage omniscient fondé sur l’abondance de données personnelles, à une approche hybride, alliant signaux traditionnels et nouvelles sources de données.

L’éveil réglementaire et technologique contre le suivi en ligne

La domination des technologies de suivi en ligne a dans un premier temps été remise en question lorsque Apple a déployé en 2017 son Intelligent Tracking Prevention (ITP) dans Safari. Cette fonctionnalité, destinée à limiter le suivi inter-sites des utilisateurs, a donné le coup d’envoi à un véritable jeu du chat et de la souris entre la marque à la pomme et les acteurs de l’adtech. Chaque fois que ces derniers identifiaient une faille leur permettant de contourner les restrictions de Safari, Apple y répondait par une mise à jour.

L’année 2018 a été marquée par une prise de conscience des consommateurs quant à l'utilisation de leurs données personnelles, alimentée par une série de scandales de collectes abusives, largement médiatisés. En réponse, de nouvelles régulations ont vu le jour, avec l’adoption du RGPD en Europe (2018) et du California Consumer Privacy Act (CCPA) aux États-Unis (2019). Ces réglementations ont instauré des règles strictes concernant la collecte et l’utilisation des données, notamment à des fins publicitaires, incitant les annonceurs à revoir leurs stratégies.

La fin incertaine des cookies tiers

En 2020, Google entre en jeu en annonçant sa volonté de supprimer les cookies tiers dans son navigateur Chrome. Cette initiative a incité les acteurs du secteur à se lancer dans le développement et le test de solutions indépendantes des identifiants publicitaires. 

En parallèle, Apple a porté un coup décisif à la publicité ciblée en 2021 avec le lancement de App Tracking Transparency (ATT), qui exige des utilisateurs un consentement explicite à tout suivi dans les applications et sur les sites web, en plus du consentement requis par le RGPD. Cette fonctionnalité a considérablement réduit les possibilités de cibler les utilisateurs de terminaux Apple – avec en moyenne 80% d’entre eux refusant le suivi – et a récemment valu à la marque américaine d’être sanctionnée pour abus de position dominante par l’Autorité de la concurrence française.

Mais le chemin vers une supposée suppression totale des cookies tiers s’est avéré semé d’embûches. La place de Google dans l’écosystème l’a empêché de supprimer les cookies sans proposer une alternative : la Privacy Sandbox, une suite de solutions intégrées au navigateur visant à concilier respect de la vie privée et publicité ciblée, et globalement très critiquée par les acteurs du secteur.

Face aux difficultés à trouver une alternative adéquate aux cookies tiers, l’entreprise a annoncé en juillet 2024 revenir partiellement sur sa décision initiale et vouloir privilégier une approche basée sur le consentement (interprétée par le marché comme une approche similaire à l'ATT d'Apple). Mais en avril 2025, face aux critiques et suite à une série de procès anti-trust, dont un majeur aux Etats-Unis qui pourrait amener au démantèlement de l’empire du géant, ce dernier a opéré un nouveau revirement : les cookies continueront d’être pris en charge par Chrome, et leur gestion restera intégrée aux paramètres de confidentialité et de sécurité existants du navigateur. 

S’adapter en adoptant des stratégies hybrides

Ce changement ne modifie en rien le cours de l’Histoire. Les identifiants publicitaires ont déjà disparu de plus de la moitié de l’Open Web – et cette proportion ne cesse d’augmenter, portée par les attentes des consommateurs, la pression des régulateurs et la fragmentation des technologies. En parallèle, une part significative des signaux basés sur les identifiants demeure tout de même disponible. C’est pourquoi le véritable enjeu n’est plus de savoir s’ils disparaîtront totalement, mais comment opérer et performer dans des environnements avec ou sans identifiants. 

La clé réside désormais dans la capacité à construire des plateformes et des modèles de données capables de fonctionner sur l’ensemble du spectre de l’adressabilité, en exploitant tous les signaux – qu’un identifiant soit présent ou non. S’appuyer uniquement sur des identifiants limite l’échelle et rend les stratégies instables ; mais les ignorer complètement revient à passer à côté de la valeur qu’ils continuent d’apporter. La bonne stratégie ne consiste pas à choisir un camp, mais à intégrer intelligemment les deux approches, dans un monde qui tend de plus en plus vers l’hybridation.

Par ailleurs, la dépendance exclusive à un seul type de signal – qu'il s'agisse des cookies restants, d'identifiants alternatifs, de données contextuelles, etc. – expose les acteurs à des risques, que ce soit au niveau de la précision du ciblage, de la taille de l’audience ciblée ou de la pérennité de leur business model.

La perte de signal a contraint les acteurs de la publicité numérique à faire plus avec moins. Et comme la nature a horreur du vide, de nouveaux signaux font leur apparition. C’est le cas des données zero-party. Volontairement partagées par les utilisateurs via des enquêtes, elles fournissent des informations fiables et déclaratives sur leurs préférences, leurs habitudes de consommation, leurs intentions et leurs opinions. Avec ces données respectueuses de la vie privée, la publicité digitale renoue avec ses fondamentaux en adoptant une approche similaire aux panels afin de comprendre les consommateurs.

Dans un environnement où les signaux deviennent plus fragmentés, la capacité des marques à combiner technologies traditionnelles – avec ou sans identifiants – et nouvelles sources de données sera déterminante. C’est dans cette capacité à conjuguer efficacité publicitaire et respect de la vie privée que se jouera la compétitivité des annonceurs à l’avenir.