Shein : l'heure est venue de la souveraineté attentionnelle

FairPatterns

La plateforme Shein attire l'attention en cette fin d'année 2025. Mais un aspect reste largement ignoré : la façon dont l'interface du géant chinois manipule les biais cognitifs des consommateurs.

La plateforme chinoise Shein est sur toutes les lèvres: ouverture d’une première boutique physique en plein coeur de Paris, scandale des poupées pédopornographiques, produits dangereux ou affichant de fausses allégation, conséquences écologiques et sociales de l’ultra fast-fashion… et pourtant, rien ne semble arrêter l’ascension de la plateforme.

Et pour cause, il apparaît que ce débat ait un angle mort, et non des moindres : celui de la liberté cognitive des consommateurs, assiégée en tous lieux et en toutes circonstances par des centaines de dark patterns, à un niveau industriel sur Shein. 

Une attaque tout azimut contre la liberté cognitive

Ce qui est en jeu, c’est la liberté cognitive des consommateurs et citoyens, une notion de plus en plus mobilisée par la communauté scientifique internationale, et portée au grand public sous la forme d’un appel à la “résistance cognitive” en France par Asma Mhalla.

La politologue, qui décrypte de façon lumineuse les angles les plus sombres du “backend politique et sociétal” de l’économie de l’attention,  propose une campagne nationale “5 secondes avant de cliquer”, pour tenter d’endiguer les effets délétères des réseaux sociaux sur la santé mentale, la cohésion sociale et la démocratie.

L’idée est simple : apprendre à suspendre, à prendre le temps, à vérifier, à penser. En bref, faire de la souveraineté attentionnelle et cognitive un réflexe de défense citoyen.

Dark patterns

La plateforme chinoise a précisément fait de la manipulation cognitive son cheval de Troie. Fausses promotions, compteurs d’urgence, messages de rareté, boutons trompeurs, “gamification”... toutes ces interfaces, appelées “dark patterns”, exploitent les biais cognitifs des utilisateurs, ces raccourcis psychologiques qui nous font agir sans réfléchir.

Théorisés par le Dr. Harry Brignull en 2012, les dark patterns désignent des interfaces qui trompent ou manipulent les utilisateurs pour les pousser à des comportements qu’ils n’auraient pas eu autrement, en exploitant les quelque 180 biais cognitifs répertoriés chez l’Homme. Parmi eux, le biais d’aversion à la perte fait cliquer sans réfléchir sur un message de rareté (“plus que 3 en stock”), ou encore le biais de saillance qui fait cliquer sans y penser sur le bouton “s’enregistrer” uniquement car il est plus gros, plus visible, d’un couleur plus attirante que le petit lien gris à faible contraste pour refuser l’offre.  

Les régulateurs à travers le monde s’emploient à endiguer la multiplication des dark patterns sur toutes les interfaces (97% des sites préférés des européens, selon la Commission européenne), avec des transactions judiciaires record aux Etats-Unis (2,5 milliards de dollars entre la FTC et Amazon pour l’ensemble des dark patterns sur Prime, en octobre 2025) et des actions de la Commission européenne contre Shein, Temu, X dont les décisions devraient tomber dans quelques mois…

Car nos biais cognitifs  nous rendent prévisibles, et donc manipulables, raison pour laquelle aucun d’entre nous n’échappe aux dark patterns. Et des chercheurs ont même démontré que, même quand l’utilisateur a conscience de la présence de ces dark patterns, leur “efficacité” reste intacte. 

Est-ce vraiment la faute des consommateurs ?

Faire porter la faute sur l’unique consommateur serait une erreur de lecture, car le report d’un problème structurel sur les individus, sans prendre en compte l’aspect cognitif inhérent aux plateformes, c’est ignorer une facette essentielle du débat. 

C’est particulièrement vrai en ce qui concerne Shein, qui a industrialisé l’usage des interfaces trompeuses. Gamification, volume et variété sans commune mesure, Shein a ceci de particulier qu’il pousse leur usage à un tel extrême que la question des goûts ou des choix individuels n’est qu’anecdotique.

Avec Shein, qui menace de créer un nouvel étalon de l’architecture des choix préjudiciable , les utilisateurs sont condamnés à perdre… de l’argent, en cliquant sur de fausses promotions, des données personnelles, et, pire que tout, leur liberté cognitive.

Les associations de consommateurs s’organisent désormais pour lancer des actions collectives contre les entreprises qui emploient ces dark patterns (Booking.com aux Pays-Bas), et les autorités passent à l’action (condamnation de Shein par la DGCCRF à 40 millions d’euros d’amende pour fausses promotions, 150 millions d’euros d’amende par la CNIL pour dark patterns liés aux cookies déposés sans consentement) mais la réponse doit aujourd’hui devenir structurelle. Il est urgent de réparer les interfaces des sites fautifs, et de construire les prochains en ayant en tête, dès le départ, un design pensé pour les droits et l’intérêt des utilisateurs.  

Face à des mécanismes de manipulation devenus systémiques, la question de la souveraineté attentionnelle est l’un des plus grands enjeux de notre époque. Il dépasse la mode, et est le garant du fonctionnement même de nos sociétés.