Après la mondialisation heureuse, la relocalisation dangereuse ?
Fini la mondialisation, place à la relocalisation. Voici déjà quelques années que la seconde ringardise la première. Aux Etats-Unis, Joe Biden avait lancé plusieurs grands plans d'investissement pour réindustrialiser son pays, de l'Inflation Reduction Act au Chips Act. Un objectif que poursuit également Donald Trump, en s'appuyant plutôt sur les droits de douane et la pression mise sur les entreprises. Du taïwanais TSMC aux constructeurs automobiles, et, peut-être bientôt Apple, plusieurs entreprises ont annoncé des investissements pour rapatrier une partie de leur production aux Etats-Unis.
En Europe, l'autonomie industrielle est aussi sur toutes les lèvres. L'UE s'est dotée de son propre Chips Act et multiplie les initiatives pour favoriser l'implantation de projets autour des énergies renouvelables et de l'hydrogène vert. En France, Emmanuel Macron a salué mardi 3 juin le coup d'envoi d'une usine de batteries électriques flambant neuve à Douai, qui viendront équiper les nouvelles Renault 5 produites juste à côté. Tout un symbole pour le renouveau industriel du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.
L'irrésistible ascension chinoise
La pandémie, avec ses pénuries de masques, de médicaments et les difficultés pour produire des vaccins en masse, puis la guerre en Ukraine, qui a souligné les difficultés de l'Europe et des Etats-Unis pour produire des obus et des munitions, ont mis en lumière les dangers de la désindustrialisation et la fragilité des chaînes de valeur très mondialisées. Les tensions croissantes entre les blocs, qu'elles débouchent sur une guerre ouverte, comme en Ukraine, ou une nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, ont achevé de convaincre nombre d'Etats que l'ère de la mondialisation heureuse s'achevait, qu'il était grand temps de retrouver une souveraineté économique, et de se prémunir contre la compétition menée tambour battant par d'autres puissances. Aux Etats-Unis comme en Europe, la montée irrésistible de la Chine, et la dépendance des économies occidentales à celle-ci, suscite des inquiétudes croissantes.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont été durant des décennies le plus gros partenaire commercial de la plupart des pays développés. Mais cette logique s'est depuis la fin des années 2010 renversée au profit de la Chine, qui produit désormais à elle seule plus d'acier que le monde entier, est de loin le leader mondial de la production de panneaux solaires, et progresse à une vitesse fulgurante sur la voiture électrique, au point d'avoir ravi au Japon la place de premier exportateur automobile mondial. Des progrès spectaculaires qui ont conduit les Etats-Unis à lui mener une guerre commerciale de plus en plus ouverte depuis la première présidence Trump. Même la très libre-échangiste Union européenne a mis en place des mesures pour protéger son industrie automobile de la concurrence chinoise.
Des pays européens menacés par la relocalisation
Mais un tout récent rapport de l'OCDE pointe les risques inhérents au fait d'aller trop loin sur la voie du protectionnisme et de l'autarcie. La tendance actuelle à la fermeture des différentes économies sur elles-mêmes pourrait entraîner une chute de 18% du volume du commerce international, et une baisse du PIB mondial de 5%. Loin de rejeter en bloc la logique de relocalisation, le rapport "souligne l'importance d'une approche équilibrée afin de limiter les risques pesant sur les chaînes de valeur, sans se priver des bénéfices qu'apporte la croissance du commerce international", selon les mots de Mathias Corman, secrétaire général de l'OCDE, en introduction.
Pour l'Europe, l'enjeu est d'autant plus grand qu'elle serait la première à souffrir d'une rapide baisse du commerce international, selon l'OCDE. En effet, les pays "ayant une forte intégration verticale vis-à-vis des économies étrangères sont davantage exposés aux chocs sur les chaînes de valeur internationales. Le Canada, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont ainsi les économies les plus exposées selon notre modèle. Les Etats-Unis, le Brésil et la Chine le sont moins, du fait de leur plus fort marché intérieur", note le rapport. L'industrie automobile allemande, par exemple, l'un des moteurs de l'économie d'outre-Rhin, est très dépendante aux exportations vers la Chine et les Etats-Unis, tandis que l'automobile américaine est très orientée vers son marché intérieur.
L'Europe risque ainsi de se retrouver bien malgré elle victime collatérale de la guerre commerciale dans laquelle se sont engagés les Etats-Unis et la Chine, bien que celle-ci ait récemment montré quelques signes de désescalade.
Limiter les risques via le friendshoring
Les auteurs du rapport fournissent également des pistes pour combiner résilience, adaptabilité et croissance économique dans un monde animé de secousses géopolitiques. Ils soulignent notamment la nécessité de mettre en place une coordination entre les partenaires commerciaux les plus proches pour coordonner les chaînes de valeur à l'échelle de plusieurs pays, une stratégie connue en anglais sous le nom de friendshoring. Les gouvernements sont alors amenés à jouer un rôle clef en tant que stratèges, facilitateurs et fournisseurs de ressources et d'infrastructures, en coopération avec le secteur privé.
C'est aujourd'hui l'une des fragilités de l'Europe : un enchevêtrement de plans nationaux et une compétition entre les Etats membres, par exemple sur l'hydrogène vert et les batteries, qui conduisent à de l'inefficacité. C'est pourquoi de nombreuses voix poussent par exemple pour un Critical Medical Act, qui permettrait de réaliser une cartographie des forces et faiblesses des différents Etats européens, afin de décider de produire tel principe actif de médicament dans un pays et tel autre dans un pays différent.
Le rapport souligne également l'opportunité qu'offre le développement des énergies renouvelables et de l'économie circulaire pour combiner croissance et résilience. "Les industries qui priorisent le réemploi des matériaux réduisent leur dépendance aux ressources extérieures, minimisant ainsi leur exposition aux disruptions des chaînes de valeur."
L'entrée en vigueur du nouveau règlement européen sur les produits de construction en début d'année marque à cet égard une étape majeure. Il vise à sécuriser et harmoniser le réemploi dans le secteur du bâtiment, en définissant des standards communs dans toute l'union et facilitant la traçabilité des matériaux réemployés, afin de favoriser le développement d'une filière transfrontalière. Des spécialisations nationales commencent en outre à apparaître : la France se positionne fortement sur le réemploi dans le bâtiment, tandis que l'Italie et les Pays-Bas sont leaders sur l'emballage et le textile. Une dynamique à répliquer dans d'autres industries stratégiques, comme les semi-conducteurs ?