Changement de cap pour l'antitrust européen ?

Changement de cap pour l'antitrust européen ? Margrethe Vestager, qui incarnait depuis dix ans la lutte contre les monopoles au sein de l'UE, tire sa révérence et passe le portefeuille antitrust à la femme politique espagnole Teresa Ribera.

Le départ de Margrethe Vestager marque-t-il la fin d'une époque ? Celle qui incarnait depuis dix ans l'implacable visage de l'antitrust européen s'apprête à tirer sa révérence pour laisser la place à sa successeuse, l'espagnole Teresa Ribera. Durant ses deux mandats successifs de commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager a conduit une politique de lutte acharnée contre les monopoles, défendant une ligne résolument pro-concurrence et devenant l'une des bêtes noires des géants technologiques américain, agissant notamment contre la position dominante de Google sur la recherche en ligne, celle de Facebook sur la publicité, ainsi que les pratiques fiscales d'Amazon et d'Apple. 

Ce n'est toutefois pas du poste de commissaire à la concurrence qu'hérite Teresa Ribera, mais d'un portefeuille élargi, comprenant à la fois la transition énergétique (membre du parti socialiste espagnol, Teresa Ribera a été secrétaire d'État au Changement climatique entre 2008 et 2011 et ministre de la Transition écologique depuis 2018) et la concurrence. 

L'influence du rapport Draghi

Un changement qui, loin d'être anodin, pourrait signifier un infléchissement de la politique antitrust européenne, en faveur d'une ligne moins dure contre les monopoles. C'est en tout cas ce que semble esquisser la lettre de mission qu'Ursula von der Leyen a adressé à Teresa Ribera. La présidente de la Commission y évoque "une nouvelle approche vis-à-vis de la gestion de la compétition, qui soit plus favorable aux sociétés cherchant à croître sur le marché mondial, permette aux entreprises et consommateurs européens de tirer tous les bénéfices de la compétition, et soit davantage orientée vers nos objectifs communs." 

Des propos qui font écho aux récentes recommandations de Mario Draghi. Dans son rapport publié le 9 septembre dernier, l'ancien président de la BCE, dresse un sombre constat quant à l'état économique de l'Europe et la capacité du Vieux continent à innover, assorti de quelques recettes pour y remédier, parmi lesquelles, précisément, un infléchissement de la politique antitrust de l'Union. Il affirme notamment qu'une lutte trop véhémente contre les monopoles a par le passé eu tendance à étouffer les champions européens, les empêchant d'atteindre une taille critique et les laissant ainsi vulnérables à la compétition chinoise et américaine, deux pays qui n'ont pas les mêmes scrupules en matière de lutte contre les fusions-acquisitions. 

Favoriser l'émergence de champions européens

Mario Draghi évoque en particulier la tentative de fusion entre le français Alstom et l'allemand Siemens, bloquée par Margrethe Vestager en 2019, alors même que les deux entreprises présentaient cette fusion comme nécessaire pour lutter contre la compétition chinoise sur le rail. En décembre 2019, le géant chinois CRRC battait Siemens dans un appel d'offre lancé par la ville de Porto pour son réseau de tramways. 

Dans le domaine des nouvelles technologies, les entreprises européennes qui ne parviennent pas à atteindre une taille critique tendent également à être rachetées par les géants américains, qui vampirisent ainsi l'innovation européenne. Une réalité qui, comme le suggère du reste le rapport Draghi, n'est cependant pas due qu'à la politique antimonopole de l'UE, mais aussi au manque de financements disponibles sur le Vieux continent pour les jeunes pousses les plus matures. 

Pour cette raison, Mario Draghi invite la politique antitrust de l'Union à prendre aussi en compte la compétition à laquelle sont confrontées les entreprises européennes à l'international, et non plus uniquement la concurrence sur le marché européen. Il suggère aussi d'autoriser les fusions susceptibles de promouvoir l'innovation, quitte à s'assurer après coup que l'entreprise ainsi formée continue à investir, à innover, et à la sanctionner si ce n'est pas le cas. Dans certains marchés spécifiques, comme les télécoms, Mario Draghi propose même de faciliter les fusions afin de créer des géants européens capables de s'imposer sur le marché mondial, autour de technologies de pointe comme la 5G. Des idées par ailleurs défendues par les deux poids lourds de l'UE que sont la France et l'Allemagne

Margrethe Vestager met en garde contre l'ouverture de la "boîte de Pandore" 

Dans une interview accordée au Financial Times la semaine passée, Margrethe Vestager a toutefois tenu à défendre sa politique, affirmant que l'on risquait d'ouvrir une "boite de Pandore" en assouplissant les règles gouvernant les fusions à Bruxelles, ajoutant qu'une telle politique risquait de "générer de l'incertitude" nuisible pour le climat des affaires, en plus de limiter les garde-fous posés aux grosses entreprises, au détriment des sociétés concurrentes et des consommateurs. 

Faciliter l'émergence de champions européens pourrait cependant ne pas être le seul objectif derrière le changement de cap que semble amorcer la Commission en matière de politique antitrust. En effet, l'éviction de Thierry Breton au profit de la finlandaise Henna Virkkunen en tant que gendarme de la tech marque aussi la volonté d'instaurer une approche plus "business friendly" et ouverte à l'innovation. La nouvelle orientation de la Commission pourrait donc aussi être marquée par une approche moins frontale vis-à-vis des Gafam, d'autant que des lois comme le Digital Markets Act sont désormais en place pour faire respecter la concurrence au sein de l'UE. Assurer leur respect sera notamment la lourde tâche qui attend Henna Virkkunen.