Les techno-libertariens, artisans et bénéficiaires de la victoire de Donald Trump

Les techno-libertariens, artisans et bénéficiaires de la victoire de Donald Trump Ce courant idéologique, très présent dans la Silicon Valley, mêle techno-solutionnisme, méfiance vis-à-vis de l'Etat et culte de l'entrepreneur.

Dans un récent épisode de leur podcast The Ben and Marc Show, Marc Andreessen et Ben Horowitz, les fondateurs d'A16z, l'un des principaux VCs de la Silicon Valley, se sont réjouis de la victoire de Donald Trump. Marc Andreessen, qui, comme son comparse, a donné plusieurs millions à la campagne du candidat républicain, a décrit sa victoire comme un antidote contre la répression qu'a subie l'industrie des nouvelles technologies, en particulier celle des cryptomonnaies, sous le mandat de Joe Biden.

Elon Musk, de son côté, a partagé sur sa page X une série de "memes" suggérant que la victoire de Trump accroissait considérablement les chances de l'humanité de parvenir à s'établir sur Mars. Dans l'émission de Joe Rogan, le podcast le plus populaire au monde, l'entrepreneur s'est plaint des régulateurs qui retardaient le lancement de ses fusées. "Il faut plus de temps pour obtenir un permis de lancement que pour construire une fusée", a-t-il déclaré. "Si rien n'est fait pour remédier à cela, il sera bientôt illégal de lancer quelque grand projet que ce soit, et nous n'irons jamais sur Mars."

Elon Musk et Marc Andreessen sont deux représentants d'une idéologie qui, avec Trump, est en passe de s'installer à la Maison-Blanche : le techno-libertarianisme. Elle est souvent l'apanage d'entrepreneurs des nouvelles technologies, qui affirment que, si le gouvernement leur laisse les mains libres et évite de les accabler de taxes et de régulations, ils construiront un futur radieux pour l'humanité.

Aux racines idéologiques des techno-libertariens

Au "laisser-faire" promu par le libéralisme économique traditionnel, les techno-libertariens ajoutent une foi inébranlable dans le progrès technologique, qu'ils pensent capable de résoudre la crise environnementale (quand ils ne nient pas l'existence de cette dernière), de transformer radicalement notre manière de payer et de nous déplacer, de nous permettre de coloniser d'autres planètes, de prolonger notre espérance de vie  voire de nous rendre immortels, de permettre la fusion de notre conscience avec les machines. Inverse de l'idéologie décroissantiste, celle-ci vise à dépasser toutes les limites, celles de l'économie comme du corps humain.

Aux racines idéologiques de ce mouvement, on trouve notamment Ayn Rand, dont le roman La Grève constitue la Bible des techno-libertariens (Elon Musk en a notamment fait l'éloge). La pensée de cette écrivain et philosophe américaine, radicalement anticommuniste, constitue un mélange d'éloge du capitalisme, de méfiance vis-à-vis de l'intervention de l'Etat et de la redistribution, et de culte de la raison. Ses romans constituent des paraboles montrant souvent un entrepreneur vertueux et héroïque confronté à la folie des foules et à des bureaucrates tâtillons. L'idéologie techno-libertarienne trouve également ses racines dans le mouvement technocratique. Né durant la crise des années 1930, il prône un système de gouvernement basé sur des technocrates compétents plutôt que sur des politiques élus démocratiquement.

Plus récemment, le mouvement techno-libertarien a également été influencé par la politique dérégulatrice de Ronald Reagan (qui a été gouverneur de Californie avant de devenir président des Etats-Unis). Mais aussi par les "autoroutes de l'information" voulues par Bill Clinton et Al Gore, soit l'idée que dans un monde post-Guerre froide, l'information allait devenir universelle et que les entrepreneurs de l'industrie technologique américaine seraient les grands architectes de ce monde nouveau.

L'entrepreneur Peter Thiel, cofondateur de PayPal, soutien de Donald Trump dès 2016, fervent défenseur des cryptomonnaies et argentier du Seasteading Institute, qui vise à créer des cités-états flottantes libertariennes dans les eaux internationales, est sans doute la personnalité la plus représentative de ce mouvement aux Etats-Unis aujourd'hui. Ardent défenseur de la liberté d'expression, Thiel a écrit dès ses jeunes années un livre critiquant la culture du politiquement correct (The Diversity myth, 1995, non traduit) et affirmé dans une interview qu'il ne croyait plus la liberté compatible avec la démocratie.

Une idéologie au cœur du gouvernement US

Comme l'illustre le Seasteading Institute, les techno-libertariens s'efforcent parfois de concrétiser leur idéologie en créant des zones franches où ils pourront appliquer leurs idées, libres de toutes contraintes, impôts et régulations. La ville de Próspera constitue un autre exemple. Partiellement financée par Peter Thiel, Marc Andreessen et Sam Altman (le patron d'OpenAI), cette ville privée située au Honduras laisse le pouvoir aux entreprises, libres de mettre en place leurs propres régulations, et aux entrepreneurs qui peuvent mettre leurs produits sur le marché sans autorisation préalable de l'Etat. La sécurité y est assurée par une milice privée.

Mais avec la victoire de Donald Trump, les techno-libertariens ont désormais la possibilité d'appliquer leurs idées directement au niveau des plus hautes sphères de Washington. Elon Musk s'est imposé comme l'un des conseillers privilégiés du nouveau président et a été chargé par celui-ci de tailler dans les dépenses publiques et les effectifs des fonctionnaires, à travers le Department of Gouvernement Efficiency (DOGE). Elon Musk aurait demandé à Marc Andreessen de le conseiller dans cette lourde tâche, aux côtés de Joe Lonsdale, un VC proche de Peter Thiel, et Antonio Gracias, un investisseur qui a contribué à financer Tesla et SpaceX.

Palantir, l'entreprise de big data cofondée par Peter Thiel et Joe Lonsdale, a quant à elle vu son action s'apprécier rapidement depuis l'élection de Donald Trump. La majorité de son chiffre d'affaires repose en effet sur des contrats tissés avec le gouvernement américain. La CIA, l'armée et la police américaine utilisent ses algorithmes pour traquer les terroristes et les cybercriminels, repérer les immigrés illégaux et s'attaquer à la fraude fiscale. La technologie de Palantir a permis l'élimination de Ben Laden, la distribution des vaccins contre le covid et l'arrestation de Bernard Madoff.

En mai, l'entreprise a remporté un contrat de cinq ans dans le cadre du Project Maven, qui vise à utiliser l'IA à des fins militaires. Avec Trump de retour à la Maison Blanche, les investisseurs s'attendent à davantage de contrats pour Palantir, Thiel étant proche du président et le programme de celui-ci prévoyant une ligne dure sur l'immigration, ainsi qu'une approche régalienne et une politique extérieure très musclées.

Les contradictions des techno-libertariens

On voit à cet égard l'un des grands paradoxes qui marquent l'idéologie techno-libertarienne : tout en professant un profond scepticisme vis-à-vis de l'Etat, nombre de ces entrepreneurs en sont pourtant de grands bénéficiaires. C'est le cas de Peter Thiel, à travers Palantir, mais aussi d'Elon Musk. Le principal client de SpaceX est l'Etat américain, et les voitures électriques de Tesla profitent des divers dispositifs de bonus écologiques mis en place dans de nombreux pays.

L'influence croissante des techno-libertariens au sein du parti républicain met en outre celui-ci face à ses propres contradictions. En effet, la droite américaine adopte dans le même temps une rhétorique de plus en plus favorable aux travailleurs et aux classes populaires, afin d'attirer (jusqu'ici avec succès) ces électeurs traditionnellement démocrates. Pourtant, les mesures pro-travailleurs comme la défense des syndicats et du salaire minimum, l'intervention de l'Etat pour sauver des usines et les subventions aux industries en difficulté sont autant de mesures que dédaignent les techno-libertariens, adeptes du libre-marché et fermement opposés à l'action régulatrice de l'Etat.

Ces contradictions sont visibles chez un politicien comme JD Vance, le nouveau vice-président. Mettant en avant son héritage populaire, sa jeunesse difficile dans les Appalaches, et affirmant régulièrement que le parti républicain doit devenir le parti des classes populaires, il défend également des totems libertariens comme le bitcoin, a critiqué le plan de réindustrialisation de Joe Biden et a pu être élu gouverneur de l'Ohio grâce au soutien (y compris financier) de Peter Thiel. Lorsque la nouvelle majorité se mettra au travail, ces contradictions pourraient éclater au grand jour.