Souveraineté numérique européenne : entre incantation et stratégie
La souveraineté numérique européenne reste fragmentée entre ambitions politiques, dépendances technologiques et manque de projection. Elle doit devenir un projet stratégique, clair et incarné.
Depuis quelques années, la souveraineté numérique est devenue un mantra pour les institutions européennes. Elle structure les discours, oriente les feuilles de route nationales, irrigue les plans d’investissement stratégique. Un mot-clé aussi symbolique que consensuel, qui fonctionne comme une promesse ; celle d’une souveraineté plus souvent déclarée que construite, plus invoquée que consolidée.
Cependant, derrière cette centralité rhétorique, des questions persistent : que signifie réellement être souverain dans un écosystème numérique globalisé ? Peut-on parler de souveraineté totale quand les infrastructures critiques, les composants matériels, les briques logicielles et les plateformes restent massivement contrôlés par des acteurs non européens ? Où commence la souveraineté, où s’arrête-t-elle, et à partir de quel seuil devient-elle suffisante ou problématique ?
Le cas du cloud dit « souverain » illustre bien cette tension. En France, plusieurs offres labellisées comme telles s’appuient sur des technologies américaines, comme Microsoft Azure (via Bleu, le projet d’Orange et Capgemini) ou Google Cloud (via S3NS, en partenariat avec Thales). Toutefois, lorsqu’un service labellisé comme tel repose sur des infrastructures américaines, soumises au Cloud Act, il devient difficile de parler de réelle autonomie juridique, technique ou même politique. Cela ne signifie nullement qu’il s’agit d’une tribune anti-cloud non européen, car, il faut le reconnaître, ces solutions sont souvent compétitives, performantes, et attractives pour les talents. C’est précisément pourquoi il faut sortir du jeu des labels rassurants pour assumer des choix technologiques lucides. Car dans certains cas, les performances économiques et la compétitivité peuvent aller à l’encontre des exigences de souveraineté.
Un objectif encore fragmenté
La souveraineté numérique européenne souffre aujourd’hui de trois fractures majeures.
- La première est technologique.
L’Europe dépend massivement de composants, plateformes et logiciels non européens pour ses infrastructures critiques. 90 % des semi-conducteurs avancés proviennent d’Asie, et la plupart des équipements réseau et des systèmes d’exploitation sont fournis par des groupes non européens. Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud captent à eux trois plus de 70 % du marché européen du cloud public, selon les chiffres de Synergy Research. Quant aux projets d’alternatives comme Gaia-X, ils peinent à s’imposer, tout en intégrant paradoxalement des acteurs extra-européens dès leur gouvernance initiale.
Certains acteurs européens comme OVHcloud, NumSpot ou NFrance proposent des approches souveraines crédibles, mais avec des périmètres fonctionnels, économiques et techniques très différents. Chaque modèle a ses avantages et ses contraintes. Il faut sortir de la dichotomie « souverain/pas souverain » pour entrer dans une analyse en gradation en adoptant une approche plus réaliste, plus fine, et plus utile pour la décision politique comme pour l’action industrielle.
- La deuxième fracture est politique.
Les projets dits souverains sont encore trop souvent le produit d’initiatives ponctuelles, portées par quelques acteurs publics ou industriels, mais sans vision systémique ni gouvernance cohérente. Les financements sont fragmentés, instables, soumis aux logiques électorales plus qu’aux nécessités stratégiques. Le précédent du projet Andromède, lancé avec ambition au début des années 2010 pour créer un cloud souverain français, puis abandonné sans réel transfert de compétences ni capitalisation collective, illustre les dérives possibles d’une politique industrielle sans cap.
Sans pilotage unifié à l’échelle européenne, sans continuité stratégique sur plusieurs cycles politiques, il devient presque impossible de structurer des chaînes de valeur pérennes, de soutenir l’émergence de champions continentaux ou d’attirer durablement les talents et les investissements nécessaires. La souveraineté ne peut pas reposer sur une succession de "grands projets" isolés : elle exige de la constance dans la stratégie industrielle, une gouvernance partagée et une stabilité budgétaire. Faute de quoi, les projets structurants s’émiettent ou s’enlisent.
- Enfin, la troisième fracture est géopolitique.
L’Europe continue de concevoir la souveraineté numérique comme une posture défensive, alors qu’elle devrait aussi l’envisager comme un levier d’influence. Elle a su imposer des normes fortes, comme le RGPD, devenu un modèle mondial de protection des données, mais elle reste largement absente des batailles stratégiques pour la maîtrise des plateformes, des IA fondamentales, des interfaces ou des protocoles globaux.
Dans les arènes internationales où se redéfinit l’ordre numérique — standardisation de l’IA, cyberdéfense, souveraineté spatiale, infrastructures critiques — l’Europe peine à parler d’une seule voix, à investir, à fédérer. Elle régule mieux qu’elle ne projette. Et c’est là tout le paradoxe : sans capacité à façonner les architectures techniques ni à proposer un modèle attractif d’organisation numérique, elle risque de se cantonner au rôle de spectatrice dans un monde façonné par d’autres.
Un Airbus numérique… mais à construire
La tentation est forte de faire d’Airbus le modèle à suivre pour bâtir une souveraineté numérique européenne. Ce concept, souvent utilisé par des responsables politiques européens pour incarner une ambition industrielle commune, traduit une volonté de doter l’Europe de champions technologiques capables de rivaliser avec les géants américains et chinois.
Airbus incarne en effet une réussite emblématique : celle d’une coopération industrielle transnationale fondée sur une stratégie commune, une volonté politique affirmée et des investissements coordonnés. Le groupe a su rivaliser avec Boeing dans l’aéronautique civile, en créant un véritable champion européen capable d’exister sur la scène mondiale.
Cependant, la comparaison trouve vite ses limites. En effet, Airbus, malgré ses succès, reste structurellement dépendant de nombreux composants critiques non européens. Près de 40 % des composants sont produits hors d’Europe comme les circuits intégrés, les logiciels embarqués ou les capteurs stratégiques. Même ses moteurs d’avion sont co-produits avec des groupes américains (comme CFM International, co-entreprise entre Safran et General Electric).
Ces interdépendances restent gérables dans un secteur mature, mais elles seraient beaucoup plus risquées dans le monde du numérique, où les rapports de force évoluent à grande vitesse, et où l’asymétrie technologique se traduit en perte immédiate de maîtrise stratégique.
Transposer le modèle Airbus au numérique sans base technologique souveraine, sans indépendance logicielle et sans marché européen intégré reviendrait à construire une vitrine industrielle sur des fondations externes. Cela risquerait de reproduire les mêmes vulnérabilités, voire de les amplifier, dans un secteur où les dépendances sont invisibles mais profondes comme les protocoles, les algorithmes, les infrastructures et les interopérabilités.
Un Airbus du numérique ne pourra exister que s’il repose sur un socle commun d’infrastructures, de standards, de compétences et de politiques d’achat public, alignés sur un projet de puissance indutrielle.
L’innovation comme levier
Réconcilier souveraineté et innovation est une condition essentielle. Il ne s’agit pas de fermer les frontières, mais de soutenir les capacités locales d’innovation ouverte avec les logiciels libres, les IA responsables, la cybersécurité, les architectures décentralisées, sans oublier l'excellence de la formation et l'attractivité des talents.
Des acteurs comme Aleia (plateforme française d’IA ouverte) ou Scille (éditeur français de logiciels sécurisés pour les administrations) montrent qu’une approche centrée sur l’usage, la sécurité et la transparence est non seulement possible, mais nécessaire. Des alternatives européennes existent, et méritent un soutien massif.
Il est temps de sortir des slogans. La souveraineté numérique ne doit pas être un simple outil de communication politique, elle doit devenir un projet stratégique, fondé sur des choix industriels clairs, une vision politique assumée, une gouvernance lisible et des investissements cohérents et durables.
La souveraineté numérique est multidimensionnelle, elle ne se limite pas à la localisation des données, mais implique aussi la maîtrise du code source, des couches logicielles, des interfaces, de la gouvernance et des chaînes de support. Il n’existe pas de solution unique, mais des arbitrages à opérer en fonction des usages ; on ne protège pas des données de santé comme un service de marketing.
Par ailleurs, ce n’est pas uniquement une question de technologie, c’est une affaire de démocratie, de modèle de société, de capacité à exister politiquement dans le monde numérique.
Il ne suffit pas de proclamer la souveraineté, il faut la concevoir, la construire, la financer, et surtout, l’assumer dans la durée.
Références :
- · Commission européenne – Digital Sovereignty : https://digital-strategy.ec.europa.eu/en
- · Institut Montaigne - "Infrastructures numériques - Un plan décisif" (mars 2025) : https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/rapport-infrastructures-numeriques-un-plan-decisif-francais.pdf
- · CNIL - https://www.cnil.fr/fr/informatique-en-nuage-cloud-la-cnil-publie-deux-fiches-pratiques-sur-le-chiffrement-et-la-securite
- · Etude McKinsey : https://www.mckinsey.com/industries/semiconductors/our-insights/the-semiconductor-decade-a-trillion-dollar-industry
- Etude Synergy Research : https://www.srgresearch.com/articles/european-cloud-providers-local-market-share-now-holds-steady-at-15?utm_source=chatgpt.com