L'avenir de l'Europe se joue maintenant
L'industrie automobile européenne, forte d'une ingénierie reconnue, doit aujourd'hui franchir une nouvelle étape pour rester compétitive dans l'ère des véhicules définis par logiciel (SDV).
L’enjeu n’est plus seulement de suivre le rythme mondial, mais de repenser en profondeur les modèles d’innovation et d’organisation pour accélérer la transformation du secteur. L’Europe dispose d’atouts majeurs pour relever ce défi, à condition d’adopter un changement d’approche, profond et systémique résolument tourné vers l’agilité et la rapidité de mise sur le marché.
Révolution silencieuse
La véritable révolution automobile se joue en coulisses, au cœur des architectures logicielles. Loin du simple accessoire, le logiciel devient colonne vertébrale du véhicule. Selon Morgan Stanley, les SDV pourraient représenter jusqu’à 90 % du marché mondial d’ici 2029, contre à peine 3 % en 2021. À l’horizon 2032, ce marché dépasserait 210 milliards de dollars.
Outre-Atlantique comme en Chine, les SDV sont déjà intégrés à l’offre de nombreux constructeurs. En Europe, malgré une ingénierie d’excellence, le logiciel reste souvent perçu comme un ajout périphérique plutôt que comme un socle structurant. Les mises à jour à distance (Over-the-Air) sont encore marginales sur le Vieux Continent…
Le faux procès de la réglementation
On accuse volontiers la réglementation européenne de freiner l’innovation. Mais l’obstacle est d’abord dans les incapacités techniques et organisationnelles de les intégrer de manière cohérente. En effet, les standards internationaux, tels que l’ISO 26262 (sécurité fonctionnelle) ou les règlements UNECE R155/R156 (cybersécurité et mises à jour logicielles), imposent une traçabilité rigoureuse dans des systèmes complexes. Sans rigueur, impossible de certifier ni de déployer à grande échelle. S’ajoutent à cela des textes européens, comme le Cyber Resilience Act ou l’AI Act, qui instaurent de nouvelles exigences en matière de robustesse et de capacité de mise à jour.
Ces obligations étant connues depuis longtemps, les négliger revient à s’exposer à des retards d’homologation et à un rejet du marché. En fait, la réglementation doit être comprise comme un principe d’architecture, pas comme un fardeau administratif. Les solutions d’Application Lifecycle Management (ALM) ou le Model-Based Systems Engineering (MBSE) permettent, précisément, de répondre à ces exigences.
L’architecture comme système de conformité
La réglementation dans le domaine des SDV n’est pas une étape finale, mais un principe structurant. L’UE promeut d’ailleurs, de plus en plus, une sécurité dès la conception (Security by Design) et une conformité continue tout au long du cycle de vie produit. D’où cette logique visant à intégrer sécurité, traçabilité et capacité de mise à jour dès les premières étapes de développement.
L’ALM ou le MBSE fournissent des cadres techniques qui permettent de modéliser les exigences, les variantes, les tests et les dépendances sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule. La conformité aux exigences réglementaires peut alors être vérifiée en temps réel.
Avec le durcissement de la réglementation européenne, les constructeurs devront rendre leurs processus pérennes et intégrés. C’en est fini des architectures fragmentées, des tests manuels et de la documentation papier. Seule une approche pilotée par modèles permettra de transformer la contrainte réglementaire en véritable levier de qualité produit.
L’organisation comme point aveugle
S’il faut identifier un problème, un seul, il est organisationnel et non pas technique. Il n’est pas rare, chez de nombreux constructeurs européens, que les équipes chargées de la mécanique, de l’électronique et du logiciel travaillent de manière cloisonnée au lieu de collaborer. Résultat : dettes techniques, délais élevés et faible capacité de mise à l’échelle.
Le SDV n’est pas un champ d’expérimentation : c’est un choix stratégique. Le paradigme software-first signifie que le logiciel ne vient plus servir le véhicule, il le définit : mises à jour OTA, assistance avancée (ADAS), connectivité Vehicle-to-X, maintenance prédictive… Cela suppose une architecture intégrée couvrant les unités de contrôle, les infrastructures cloud et les services de sécurité.
Pourtant, un décalage persiste : selon Deloitte, 90 % des responsables techniques constatent des progrès vers les SDV, mais seuls 45 % des dirigeants métiers partagent ce sentiment. Cette divergence est une véritable fracture : la stratégie globale est trop souvent décorrélée des avancées techniques.
Le SDV est perçu comme un projet purement informatique au lieu d’être envisagé comme une véritable transformation organisationnelle. Cette perception limite l’implication des équipes métiers, accentuant les silos et freinant la conversion des innovations en offres compétitives. En conséquence, des mondes parallèles émergent, chacun évoluant de son côté, ce qui fragmente la dynamique interne de l’entreprise.
Agir sans attendre
La course mondiale est déjà avancée. Ne pas bâtir, dès aujourd’hui, des plateformes modulaires et évolutives, c’est hypothéquer le futur. Tesla, BYD, mais aussi Volkswagen (via Cariad) ou Volvo, ont déjà adopté des plateformes logicielles centralisées.
Selon Roland Berger, les dépenses logicielles annuelles des constructeurs atteindront vraisemblablement jusqu’à 59 milliards en 2030. Or, miser sur des logiciels développés en externe permettrait d’économiser jusqu’à 17 milliards. Sans réorientation structurelle et organisationnelle, l’Europe risque le décrochage technologique, mais aussi la perte d’efficacité et de rentabilité.
L’avenir des SDV se joue dans l’architecture
L’Europe a besoin d’un changement de cap systémique. D’une transformation numérique profonde. Le passage aux SDV n’est pas un simple projet d’innovation : c’est une nouvelle philosophie de conception, avec le logiciel pour point de départ.
L’Europe possède les compétences, les standards et la profondeur technique. Seul lui fait défaut la mobilisation systémique. L’heure est à la décision : choisir entre façonner l’avenir des SDV ou le subir. Il ne s’agit pas d’ajouter une fonctionnalité logicielle de plus, mais de savoir si l’industrie européenne saura influencer les règles du jeu, ou se contentera de les subir.