Télétravail : les grandes entreprises françaises pourront-elles revenir en arrière ?

Télétravail : les grandes entreprises françaises pourront-elles revenir en arrière ? D'un point de vue juridique, immobilier et managérial, les entreprises françaises se sont mises dans une situation délicate si elles comptent un jour réduire le télétravail.

Les grandes entreprises américaines font marche arrière. Après avoir permis à leurs salariés le full remote (télétravail à 100%), Amazon, Meta, Google ou même Zoom remettent tour à tour en cause ce modèle et prônent un équilibre différent, davantage semblable à celui de la France : un minimum de deux ou trois jours au bureau. Dans l'Hexagone, cet encadrement du travail à distance s'est fait au sortir des confinements. 4 070 accords portant sur le télétravail ont été signés en 2021 d'après les chiffres de la Dares, soit une augmentation de 173% par rapport à 2019. Pour autant, les entreprises françaises pourraient-elles un jour demander à leurs salariés de revenir tous les jours au bureau ?

Juridiquement parlant, c'est tout à fait possible. "Il suffit de respecter une procédure, différente en fonction des modalités selon lesquelles le télétravail a été mis en place, indique Caroline Andrée-Hesse, avocate en droit du travail, associée du cabinet Ayache. En pratique, la possibilité de travailler à distance est le plus souvent instaurée par accord collectif, conclu par le biais d'une négociation avec les organisations syndicales représentatives de l'entreprise. Il peut bien entendu être révisé en relançant le dialogue social."

Manque de place au bureau

Voilà pour les contraintes juridiques. Pour faire marche arrière sur le plan immobilier, en revanche, c'est moins simple. En effet, certaines entreprises ont profité du télétravail pour se tourner vers des bureaux plus petits et mettre en place du flex office. Ce qu'a effectivement constaté Eric Siesse, directeur général adjoint de BNP Paribas Real Estate Transaction : "pour les sociétés qui ont besoin de plus de 5 000 mètres carrés, la moyenne de prise à bail de bureaux était de 13 900 mètres carrés entre 2016 et 2020 en France. De 2021 à aujourd'hui, cette même moyenne est passée à 10 600 mètres carrés." Difficile dans ces conditions de demander à ses salariés de revenir se serrer au bureau.

Si demain ces entreprises décidaient d'interdire le travail à distance, elles pourraient néanmoins déménager ou trouver un moyen d'étendre leur surface. "Mais elles devraient quand même faire face à quelques freins, tempère Eric Siesse. Tout d'abord, la majorité d'entre elles - environ 90% des sociétés en Ile-de-France - sont tenues par un bail commercial qui ne peut être résilié que tous les trois ans. Certaines entreprises s'engagent par ailleurs à rester plus longtemps en contrepartie de mesures d'accompagnement du propriétaire. Elles ne peuvent donc pas quitter du jour au lendemain leurs bureaux." Second frein : trouver un espace qui leur correspond. "Or, à Paris notamment, le taux de vacance est faible, c'est-à-dire que la disponibilité des bureaux est assez limitée", note Eric Siesse. En somme, agrandir ses bureaux, c'est possible, mais pas d'un claquement de doigts.

Désengagement des salariés et perte d'attractivité

Reste un obstacle : le risque d'entacher la relation construite avec ses collaborateurs. "Comment demander à des gens d'abandonner un mode d'organisation auquel ils ont fini par être acculturés ? D'un point de vue humain c'est très compliqué car l'avantage est acquis", souligne Caroline Diard, professeur associé en droit des affaires et management des RH à l'école TBS. "D'autant plus qu'il y a aujourd'hui une forme de culture du télétravail. La possibilité de ne pas se rendre tous les jours au bureau fait partie de la marque employeur - elle figure sur les offres d'emploi - mais aussi de l'expérience collaborateur - l'employeur réfléchit à l'hybridation du travail dès l'embauche, puis lors de l'onboarding de ses salariés, lors de leur formation…"

Une employeur qui imposerait à nouveau le présentiel à 100% à ses collaborateurs devrait sûrement faire face à quelques réactions négatives. "Lorsque vous rejoignez une entreprise, vous avez des attentes en matière de salaire, de conditions de travail et en échange vous faites la promesse de vous investir, d'être engagé, d'être performant etc., explique Caroline Diard. C'est un contrat psychologique informel et tacite qu'il est dangereux de rompre. On pourrait imaginer qu'avec la résistance au changement les salariés se désengagent et soient peu performants. Certains d'entre eux se mettraient en arrêt maladie et d'autres démissionneraient." Le télétravail étant devenu un enjeu important en termes de recrutement (selon une étude menée par l'Apec, 53% des cadres étaient réticents en 2022 à rejoindre une entreprise ne le proposant pas), une entreprise ayant fait ce choix subirait sans doute une perte d'attractivité.

Les employeurs français peuvent malgré tout décider d'un retour en arrière, comme l'a fait Superprof, une PME de deux cents salariés. "Mais les statistiques ne vont pas dans ce sens", assure Caroline Diard, avant de citer le Baromètre 2022 ​​télétravail et organisations hybrides de Malakoff Humanis, selon qui 84% des dirigeants souhaitent déployer le travail hybride dans leur entreprise. La professeure associée confie par ailleurs avoir échangé avec plusieurs DRH de grosses structures françaises dans le cadre de ses recherches. "Leur démarche est plutôt de pérenniser l'hybridation du travail."