Christophe Chauvin (Woodbrass) "Woodbrass mise sur les magasins pour monter en gamme"

L'e-commerçant d'instruments de musique, qui réalise sur Internet plus de la moitié de ses 35 millions d'euros de chiffre d'affaires, déborde de projets. Son PDG dévoile sa stratégie.

JDN. Comment avez-vous fait de Woodbrass l'un des leaders de la vente en ligne d'instruments de musique ?

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Christophe Chauvin, PDG de Woodbrass © S. de P. Woodbrass

Christophe Chauvin. J'ai ouvert un magasin d'instruments en 1999 près de la Cité de la Musique où il n'y en avait pas, spécialisé dans les instruments à vent et les percussions classiques, donc avec une cible plutôt haut de gamme et professionnelle. Nous avons tout de suite lancé la vente par catalogue auprès des écoles de musique et des musiciens. Alors que souvent les professeurs recevaient une commission d'environ 10% lorsqu'ils envoyaient leurs élèves dans un magasin, nous avons restitué l'équivalent de cette commission aux clients et donc proposé des prix très intéressants. Cela a tout de suite fonctionné.

Puis nous nous sommes associés avec le numéro 1 mondial, l'Américain Woodwind & Brasswind. En 2002, ils ont racheté Music123, qui avait explosé sur Internet. Nous sommes allés à Philadelphie étudier leur fonctionnement et en 2004, nous nous sommes lancés dans l'e-commerce et avons élargi notre offre à tous les instruments. Nous avons aussi décidé de sous-traiter la logistique. Dimensionner nos besoins était en effet difficile. Il nous faut une grande surface de stockage entre septembre et décembre, période où nous réalisons 55% de nos ventes, et beaucoup moins de place le reste de l'année.  D'autre part, notre croissance nous aurait obligés à déménager cinq fois depuis !

Quel est votre chiffre d'affaires et comment se répartit-il entre Web et magasins ?

Nous finirons notre exercice fin mars 2015 à 35 millions d'euros, dont 8 millions en magasin, 8 via notre call center et 19 sur Internet. Nous enregistrons un regain de croissance depuis septembre et visons 50 millions d'euros de vente sur le prochain exercice. Et à part une année un peu chahutée, nous sommes rentables depuis toujours. Nous ne gagnons pas énormément d'argent mais nous pouvons financer notre croissance. En particulier, nous avons ouvert d'autres boutiques près de la Cité de la Musique. Nous en avons maintenant cinq, spécialisées par instruments.

Comment êtes-vous financés ?

En 2010 Woodwind & Brasswind est sorti de notre capital. Ses parts ont été rachetées pour 2,2 millions d'euros par le fonds d'investissement Ciclad, qui a injecté 1 million supplémentaire. Aujourd'hui Ciclad possède 55% de Woodbrass et les 45% restants sont la propriété de l'équipe fondatrice : le directeur informatique Guénolé Le Gurudec, le directeur financier Guillaume Blu, le directeur marketing Hubert Chauvin, qui est mon frère, et moi-même.

Au bout de cinq ans, Ciclad arrive donc peut-être au terme de son cycle d'investissement chez vous. Veut-il sortir ?

Nous travaillons en effet au renouvellement de l'actionnariat. Nous sommes approchés par des fonds et nous en cherchons un ou plusieurs pour une période de 5 à 7 ans, sans exclure une partie de rachat par prêt bancaire.

"Selon les familles d'instruments, entre 25% et 30% de part de marché en ligne"

Il y a cinq ans, nous avions été approchés par TF1, Mistergooddeal, la Fnac, Pixmania... Ce n'est plus le cas aujourd'hui, car les industriels ne s'intéressent pas à notre marché de niche qui, de 450 millions d'euros en France, fait la même taille que celui du fer à repasser!

Quelle est votre part de marché online et offline ?

En distribution physique, elle se situe entre 8% et 10% selon la famille d'instrument. Sur Internet, elle s'échelonne entre 25% et 30%.

Qui sont vos concurrents ?

Le premier est l'Allemand Thomann, qui sur Internet en France est au moins aussi gros que nous. Il y a aussi Sonovente, qui est deux fois plus petit que Woodbrass et assez spécialisé sonorisation, lumières, DJ... Viennent ensuite les marketplaces, qui apportent énormément de visibilité aux autres vendeurs d'instruments de musique. Amazon en propre ne nous inquiète pas. Certes il existe - quoi que surtout sur l'entrée de gamme - mais il ne crée pas de valeur. Les marketplaces sont plus problématiques. Nous y sommes présents pour occuper le terrain, mais il n'est pas rentable de devoir restituer 15% des ventes en commissions. Au moindre problème de SAV, la vente nous coûte de l'argent. Et en plus, on ne récupère pas l'email du client !

Vous venez d'ouvrir une école de musique, projet plutôt étonnant pour un marchand, qui plus est à moitié Web. Pourquoi ?

C'était notre grand projet depuis trois ans. Les enfants sont très sollicités par les consoles de jeu, les tablettes, tous les écrans interactifs. Ils se désintéressent de la musique. Et les conservatoires sont très contraignants, notamment sur le solfège et les cours particuliers, car ils ont vocation à former des musiciens professionnels. Nous avons donc voulu nous impliquer sur la pratique musicale elle-même et nous avons développé une pédagogie axée sur la musique en tant que loisir. On apprend théorie et instruments en même temps. On joue des musiques actuelles, y compris ce qu'on entend à la radio. Les instruments sont mis à disposition des élèves sur place. A chaque fin de cours, le professeur fait une vidéo pour récapituler ce qu'il faut travailler pour la semaine suivante, que les élèves retrouvent sur leur compte en ligne avec les partitions. Et le tout est commercialisé sous forme de pack comme de la téléphonie : pour 74 euros par mois, vous avez droit à dix mois de cours, la méthode et l'instrument mis à disposition. Et si vous ne poursuivez pas, l'instrument est à vous. Cela permet de dédramatiser l'investissement nécessaire : apprendre un instrument, c'est abordable !

Vous êtes également en train de développer un nouveau concept de magasin...

Nous allons ouvrir une boutique test qui inclut une école, une scène où les groupes peuvent jouer et un point de retrait et de réparation pour les achats Web et physiques. Ensuite nous ouvrirons une chaîne, avec des mégastores de 800 à 1 000 mètres carrés dans les grandes villes et des boutiques de 200 à 300 mètres carrés dans les villes plus petites. Tous incluront une école.

Pourquoi consacrer tant d'efforts et d'investissements à la vente offline ?

Si on supprimait la notoriété et la visibilité que nous apportent les magasins, notre activité Web ne marcherait pas aussi bien. Nous sommes sur un marché à la fois high-tech et très artisanal. Par exemple, les gens veulent pouvoir comparer les sons des instruments. Nous avons donc un studio d'essai pour les plus timides, qui permet même d'essayer plusieurs batteries différentes. Cette expérience d'achat est sans comparaison avec celle que peut offrir un site, même si le modèle économique est très différent. Même idée pour l'école : on propose du service, on optimise l'espace et on génère du trafic en magasin. Nous voulons donc accroître nettement la part des boutiques dans notre activité.

"Le call center est un très bon outil pour monter en gamme"

Car le modèle d'avenir, c'est d'un côté un site marchand puissant et qui touche les consommateurs ne disposant pas de magasin proche d'eux et, de l'autre côté, un réseau de distribution physique offrant une expérience exceptionnelle. Nous sommes plus avancés en ligne, il est donc temps d'accélérer sur les magasins. Et comme nous venons de la vente physique, nous savons faire.

A travers la vente physique, vous cherchez donc aussi à monter en gamme...

Oui. Dans le futur, l'entrée de gamme sera encore plus bataillée qu'aujourd'hui. Nous travaillons donc beaucoup notre montée en gamme. Le call center est un très bon outil pour cela. Il existe depuis nos débuts mais maintenant, il dispose de clients fidèles, qui veulent toujours parler au même conseiller. Il a créé du lien et se révèle très utile pour les achats haut de gamme.

Cette stratégie passe aussi par l'appartement "Woodbrass Deluxe" que nous avons ouvert la semaine dernière au-dessus de notre boutique principale. Il est doté d'un studio d'enregistrement, de micros haut de gamme, de guitares vintage et custom shop... Il se destine aux stars et aux VIP et nous permet de vendre du gros matériel à des clients qui crédibilisent notre enseigne. C'est un vrai investissement donc un pari, mais il n'existait pas réellement d'offre de cette nature à Paris, or il y a une vraie demande et de vrais budgets. Et cela a tout de suite accroché. Nous comptons aussi y organiser des expositions de luthiers, des rencontres...

Quels sont vos autres projets du moment ?

Une nouvelle version de notre site mobile verra le jour d'ici deux semaines. Nous travaillons aussi sur une application mobile qui sera une véritable boîte à outils pour les musiciens : accordeur, métronome, enregistreur, aspects communautaires...  Nous sommes également en train d'améliorer l'affichage électronique en magasin. Nous avons déjà un système interne de surveillance des prix dans toute l'Europe afin de nous aligner et nous changeons les prix tous les matins, mais nous voulons le faire de façon plus automatique. Enfin, nous allons changer nos bornes en boutique pour les rendre tactiles et donc bien plus ergonomiques.

"Les coûts de transport nous font plafonner à l'international"

Comment utilisez-vous les données de vos clients ?

Récupérer leurs données est mon obsession depuis 1999 : en caisse, au moment d'établir leur facture, nous prenons leurs nom, adresse postale, email et numéro de portable. Dans notre fichier, nous disposons aujourd'hui de 700 000 clients Internet et magasin. Outre nos newsletters ciblées en fonction de l'instrument ou du nombre d'années de pratique, nous envoyons aussi par email des opérations spéciales vers les 40% de nos clients qui habitent en Ile de France et sont donc dans la zone de chalandise de nos magasins.

Que représente l'international dans votre activité ?

Notre site était en quatre langues depuis le début et nous l'avons porté à sept. En tout, l'international pèse 10% de notre chiffre d'affaires. Toutefois il plafonne un peu, principalement en raison des coûts de transport qui dégradent la rentabilité, d'autant que notre notoriété inférieure doit aussi être compensée par des campagnes marketing. Enfin, si cette part n'augmente pas, c'est également parce que nous faisons très attention à notre pilotage : nous n'avons levé qu'un million d'euros...

Vous avez aussi lancé une marque propre, quel est son apport dans vos comptes ?

Entre notre marque Eagletone et les sous-marques d'entrée de gamme lancées pour concurrencer Amazon et eBay, nous totalisons 700 références en propre. Avant, nous nous contentions de les sourcer et d'y apposer notre nom. Depuis deux ans, nous les concevons et les faisons fabriquer. C'est un gros travail de R&D et de marketing mais nous connaissons parfaitement les besoins de nos clients et sommes donc complètement dans notre rôle. Par exemple notre accordeur, le seul en notation française - c'est-à-dire "la" au lieu de "A" ou "do" au lieu de "C" -, est extrêmement apprécié. Nos marques propres représentent environ 10% de notre chiffre d'affaires mais une part bien plus importante de notre marge. C'est cela qui nous permet d'investir et de prendre des risques pour développer de nouveaux concepts. Sans les marques propres, nous n'en serions pas là.

Christophe Chauvin est le cofondateur et PDG de Woodbrass. Il débute la musique à 7 ans, s'oriente vers le hautbois, fait le conservatoire, joue dans l'harmonie municipale de sa ville et effectue son service militaire dans la musique de l'armée. Diplômé de la chambre de commerce de Paris, il intègre Yahama Musique France puis Alto Musique, un importateur de flûte de concert. En 1994 il fonde la société Bois-Chaux spécialisée dans la vente d'accessoires pour instruments à vent. En 1997, il visite des revendeurs américains d'instruments de musique et découvre Woodwind and Brasswind. Après de nombreux échanges avec l'enseigne, il lance une succursale à Paris en 1999.