L'ethnographie digitale au service de l'émotion

Dans le domaine du marketing, l'étude ethnographique repose sur l'observation détaillée des consommateurs sur le terrain, qu'il s'agisse de leur espace domestique, ou d'un magasin.

Objets, services… Les pratiques des membres du foyer révèlent leurs interactions sociales et leurs représentations. Ces dimensions sont étroitement imbriquées, tout au long de l'itinéraire d'achat et d'usage. Mais comment faire quand une situation imprévue et inédite fait irruption dans le protocole ? 

Comment observer dans un monde « sans contact », avec l’interdiction ou l’impossibilité d’aller au domicile des personnes ou de les accompagner dans leurs pratiques ?

Confinements, retour à une certaine vie sociale, couvre-feu... Comment faire pour mener à bien une enquête ethnographique digitale sur la manière dont les Français vivent à l’heure du Coronavirus ?  Quels éléments du dispositif à modifier ?

Premièrement, recourir à l’usage systématique de la vidéo.  Les participants se filmaient en permanence avec leur smartphone et nous envoyaient les enregistrements de leurs journées. Très vite, ils ont oublié la caméra et ont partagé les moments de leur vie sous contraintes. On leur a appris à bien se filmer, tout en restant eux-mêmes, pour que le matériel soit ensuite exploitable dans les analyses et les livrables.

Ensuite, le partage des informations.  D’habitude, l’enquêteur est avec l’enquêté, filme son environnement, toutes sortes de petits détails qui font partie de leur décor. Sans être chez eux, il est nécessaire qu’ils intègrent dans ce qu’ils enregistrent tous ces éléments caractéristiques de leur quotidien, de leurs goûts, de leur vie, comme dans un documentaire. Ils doivent s’intéresser à ce regard décalé, pas focalisé uniquement sur le sujet, mais intégrant leur cadre de vie en général. Les enquêtés apprennent à travers des exemples à intégrer tout cela !

Créer un nouveau mode de relation entre observateur et enquêté.

Normalement, l’ethnologue ne dit rien de personnel sur lui, observe et note ce qui se passe pour comprendre le contexte social, culturel, économique..., tout ce qui influence les comportements du foyer, sans intervenir.

Avec la Covid-19, l’ethnographe n’est plus totalement étranger aux événements et aux informations dramatiques qu’il reçoit chaque jour. Il a « tout » partagé, non seulement l’intimité domestique, mais aussi les émotions et les réactions des participants. Certains ont perdu des proches à cause de la pandémie, d’autres ont été malades, ont été en dépression ou beaucoup plus affectés qu’ils ne le croyaient eux-mêmes.

Nous, les ethnographes, avons donc donné des exemples personnels, parlé de nous, de notre manière de vivre cette période. Pour réussir, l’échange, même à distance et sans contact, devait être symétrique, sur le mode de l’empathie, du partage de moments de vie, de sensibilités. Pour aller plus loin, moins il y avait de contact physique, plus il devait y avoir de proximité humaine.

La vidéo comme donnée d’analyse au temps de la Covid

Nous devons passer de la neutralité à l’interaction sans compromettre la mission de l’étude ethnographique, montrer le vrai, dans une relation donnant-donnant. Il serait intéressant de réfléchir à cette nouvelle attitude et cette nouvelle relation dans les autres démarches qualitatives et de les expérimenter dans des groupes ou des interviews.

Nous devons développer l’ethnographie digitale, avec le reportage et la vidéo systématiques. La vidéo-ethnographie, populaire dans les pays anglo-saxons, a accéléré son arrivée avec la crise et le confinement en France, qui reste encore beaucoup (trop) dans la culture de l’écrit. Elle correspond aussi à une nouvelle génération de clients, qui n’a pas envie de longs rapports, mais veut voir, tout de suite, ce que font les gens pour être inspirés de leur vécu.

Elle montre la vérité ; elle donne des émotions, elle permet de créer de l’empathie : ce que je vois me touche et je veux aider cette/ces personnes.

L’apport de la vidéo-ethnographie dans des processus de design thinking est d’autant plus efficace qu’il comprend que les vérités sont des contraintes au bon sens du terme, autrement dit, des réalités d’usages ou de représentations qui vont enrichir la créativité et donner son sens à l’innovation.

Ces réalités sont d’autant plus intéressantes que nous sommes entrés dans « l’ère du moins » : moins d’argent, moins de matières premières, moins d’emballages, moins de distance entre production et consommation, moins de bienveillance de la part du consommateur, etc. Faire mieux avec moins, voilà le défi du marketing.

L’observation révèle quelles autres expériences et quelles autres informations le magasin, entre autres, va devoir offrir : que se passe-t-il quand on passe du packaging au vrac, du jetable à la consigne, de l’impulsion à la prise de conscience ?

La vidéo comme donnée permet une analyse fine des comportements et a un impact très fort sur les équipes qui sont face à une réalité, une vérité qu’ils ne peuvent pas se cacher ; « les paroles s’envolent... les images restent », pourrait-on dire si la vidéo avait existé au temps d’Horace.