Un financement de l'Internet plus équilibré

La gestion de l'Icann coûtera plus de 52 millions d'euros en 2010 : l’ensemble des pays du monde ne contribuera qu'à un peu plus de 3% de ce budget, le reste étant à la charge des sociétés commerciales privées. Un déséquilibre dangereux ?

Au-delà de leur statut de navires amiraux de gouvernance internationale, l'Icann, qui règlemente l'Internet,  et l'ONU, qui regroupe l'ensemble des pays membres de la communauté internationale, n'ont presque rien en commun.
 
Au modèle quasi-exclusivement gouvernemental de l'ONU, l'Icann oppose un dispositif multi acteurs. Sous la houlette de son Conseil d'administration, l'instance de régulation de l'Internet regroupe ces différents acteurs à l'intérieur de trois "organismes de soutien".
 
D'abord, les gestionnaires d'extensions nationales (comme le '.fr') avec le ccNSO (country code Name Supporting Organization). Ensuite, les acteurs commerciaux des extensions génériques (comme le '.com') avec le GNSO (Generic Names Supporting Organization). Enfin, l'ASO (Address Supporting Organization), pour ceux qui s'occupent des adresses IP. A cela vient s'ajouter le GAC, ou comité consultatif gouvernemental, sorte de mini ONU interne où se retrouvent les représentants des pays pour donner leur avis sur la façon dont l'Internet est géré.
 
Les gouvernements ne paient pas  
L'Icann et l'ONU n'ont rien en commun non plus au niveau budgétaire. Le budget de l'ONU, financé par les contributions de ses 192 pays membres, s'élève à 4,87 milliards de dollars pour l'année fiscale en cours. Sur Internet, les pays n'apportent aucun financement direct aux 60,6 millions de dollars de budget de l'Icann en 2009.
 
Par rapport au modèle de gouvernance "traditionnel" de l'ONU, l'Icann fonctionne davantage comme une entreprise commerciale. Le principal de ses finances provient de ses relations contractuelles avec les grossistes des extensions génériques - les registres - et leurs revendeurs - les registrars (ou bureaux d'enregistrement).
 
Le budget prévisionnel total de l'Icann pour l'année fiscale 2010 (du 1er juillet 2009 au 30 juin 2010) est de 67,6 millions dollars. A eux seuls, les registres et les registrars du GNSO apportent environ 93% de ce financement par le biais des taxes qu'ils payent sur chaque nom enregistré et de leurs frais d'accréditation versés à l'Icann. Cette proportion permet de mieux comprendre le déséquilibre qui affecte l'Icann aujourd'hui.
 
Il n'y a actuellement que 21 extensions génériques face à 249 extensions nationales. Pourtant, a contrario des registres et registrars du GNSO, les membres du ccNSO ne sont tenus à aucune obligation de signer un contrat ou de payer une taxe à l'Icann. Certains contribuent néanmoins au financement du "machin de l'Internet", mais uniquement sur une base du volontariat...
 
L'Icann envisage ainsi de recevoir 2,3 millions de dollars des 241 gestionnaires d'extensions nationales en 2010,  soit 3,6% de ce que vont payer les gestionnaires et vendeurs des 21 extensions génériques (62,9 millions de dollars) ! Quand à l'implication directe des gouvernements dans le processus de l'Icann par le biais du GAC, elle ne leur coûte rien.
 
10 millions de dollars pour les grands projets  
Pour autant, les gouvernements exigent une place prépondérante dans la gouvernance de l'Internet. Le GAC a une influence considérable sur le Conseil d'administration de l'Icann. Les membres du ccNSO (les extensions nationales) veulent eux aussi une place de choix à la table de la gestion du Web. Le ccNSO jouit ainsi du même accès au Conseil d'administration que le GNSO (les acteurs commerciaux). Il monopolise le même niveau de ressources de l'Icann.
 
Les deux entités ont d'ailleurs chacune leur grand projet phare, qui devraient voir le jour durant l'année fiscale 2010.
 
Le GNSO est à l'origine du programme de création des nouvelles extensions, ce que j'appelle les "extensions personnalisées" puisque dès la fin 2009 ou le début 2010, tous pourront créer leur '.moi', '.truc' ou '.machin' et ainsi exister au même niveau sur Internet que les '.com' ou '.fr' actuels.
 
Parallèlement, le ccNSO a exigé la création d'extensions en caractères non ASCII (appelées "IDN" ou "noms de domaine internationalisés") pour permettre la création d'extensions nationales comme un '.russie' écrit en cyrillique ou un '.chine' en caractères chinois. Un projet techniquement très compliqué puisqu'il oblige à revoir une grande partie des systèmes de base d'un Internet qui n'a jamais été conçu pour supporter des accents ou autres caractères spéciaux.
 
Pour l'année en cours, le premier programme coûtera à l'Icann 8,6 millions de dollars, le deuxième 1,3 millions de dollars. Les extensions IDN coûtent donc 15% du prix de lancement des extensions génériques, alors même que les acteurs qui les demandent et qui pourront les commercialiser (et donc bénéficier des revenus qu'elles vont générer) ne financent que 3,8% du budget de l'Icann.
 
L'Icann, service public ou entreprise commerciale ? 
Cet exemple de déséquilibre illustre celui, plus général, de la gouvernance actuelle de l'Internet. Tous veulent être impliqués, et c'est certainement très bien : Il est souhaitable de voir les gouvernements, les gestionnaires d'extensions nationales (qui sont souvent des entités à but non lucratif) et les vendeurs de noms de domaine généralement issus du secteur privé travailler ensemble à la gestion du réseau des réseaux.
 
Le problème vient du différent niveau d'implication de ces acteurs... Au-delà de la schizophrénie de l'Icann. Elle est aussi la source de grandes tensions internes. Ainsi le Conseil du GNSO, dont je fais partie, a récemment demandé à ce que l'Icann ne lance pas les extensions IDN du ccNSO avant "ses" propres extensions personnalisées. De son côté, le ccNSO a demandé à ce que les codes à deux lettres des extensions nationales ne puissent pas être utilisés pour ces extensions personnalisées. Pendant ce temps, le GAC a obtenu qu'une protection spéciale soit accordée aux noms géographiques, c'est à dire les noms de pays, de villes ou de régions que les pays veulent garder sous leur contrôle.
 
On le voit, tout ce petit monde a parfois du mal à s'accorder et à ne pas se montrer égoïste. L'Iicann, si jeune (elle a été créée en 1998 par l'administration Clinton), toujours perçue comme américaine, poursuit sa quête de légitimité qui la conduit à tenter l'impossible : satisfaire tout le monde.
 
Ses grandes initiatives, comme le programme des extensions personnalisées, désormais repoussé à la fin 2009 au mieux, s'en retrouvent engluées dans des débats sans fin...
 
Quelle solution ? Pas question, bien entendu, d'affirmer que seuls ceux qui payent devraient pouvoir participer à la gouvernance de l'Internet. Pour être utile, l'Icann se doit d'avoir un vrai rôle de service public. Mais l'Icann d'aujourd'hui ne semble pas savoir sur quel pied danser : organisme à but non lucratif déclaré, elle prévoit  de dégager en 2010 un "bénéfice" d'environ 10 millions de dollars. Entité impartiale, elle fait payer une part disproportionnée de ses 67,6 millions de dollars de budget par des sociétés commerciales et écoute surtout les gouvernements lorsque vient le temps de prendre une décision.
 
En 2010, le plus important contributeur individuel au budget de l'Icann est le gestionnaire du '.com' : Verisign. La société lui a versé 18 millions dollars, soit plus de 25% de ce budget annuel !  Comment Verisign ne possèderait-il pas, au regard de sa contribution, une influence prédominante ? Ce poids sera-t-il plus important que celui de tous les gouvernements réunis au sein du GAC ?

Au-delà des suppositions et des questions que cette situation peut légitimement susciter, le déséquilibre des sources de financement de l'Icann est aujourd'hui évident. En rééquilibrant ses resources, en impliquant davantage les pays et leurs gestionnaires d'extensions, l'Icann accèdera à une plus grande autonomie : le développement de l'Internet ne pourra qu'en bénéficier.