La loi "anti-Amazon" : beaucoup de bruit pour rien ?

La presse a beaucoup glosé sur la proposition de loi "tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres", déposée le 26 juin 2013 par sept députés de l'opposition. Le texte est arrivé le 9 janvier 2014 en deuxième lecture à l'Assemblée nationale, après un vote au Sénat.

Cette proposition de loi n'est donc pas encore définitivement adoptée et il est possible que sa rédaction change encore d'ici à sa promulgation. Toutefois, un consensus politique semble s'être dessiné sur ce texte, dont l'objectif affiché, tel qu'il résulte de l'analyse des débats parlementaires, consiste à favoriser les libraires indépendants face à l'essor des librairies en ligne et pure players comme Amazon. Le géant américain est expressément cité dans les débats, bien qu'il existe d'autres vendeurs de livres sur internet, français ceux-là, comme Fnac.com ou Rueducommerce.fr, qui se trouveront de facto dans la même situation.
Pour favoriser les libraires indépendants, dont la part de marché chute depuis plusieurs années, le Parlement a eu une idée, consistant à faire payer les frais de port des livres achetés en ligne. Depuis longtemps, en effet, Amazon et consorts ont décidé de ne pas faire payer ces frais à leurs acheteurs, qui bénéficient donc jusqu'à présent à la fois d'une réduction de 5 % sur le prix du livre, conformément aux dispositions de la Loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre, et de la gratuité des frais d'envoi. Un acheteur en ligne paiera ainsi son livre exactement le même prix que s'il s'était déplacé chez un libraire, alors qu'il n'a pas bougé de chez lui.
Ce double avantage est contesté de manière récurrente par les libraires, selon lesquels Amazon commettrait des actes de concurrence déloyale à leur égard. Ils y ont vu originellement une "vente avec prime" illicite au regard des dispositions du Code de la consommation.
Cependant, après quelques décisions de juges du fond dans ce sens, la Cour de cassation a jugé le 6 mai 2008 que la gratuité des frais de port ne pouvait pas s'analyser en une vente avec prime, de sorte que cette pratique n'était pas déloyale et ne pouvait pas être interdite. Seule une modification de la loi pouvait donc y mettre un terme.
C'est ce que tente de faire ce texte destiné à modifier la Loi Lang et qui a assez sensiblement évolué depuis sa version initiale. Initialement, il était envisagé de permettre aux libraires en ligne de choisir entre la réduction de 5 % et la gratuité des frais de port. A la suite des débats devant l'Assemblée nationale, une version intermédiaire du texte prévoyait l'obligation pour le vendeur en ligne d'appliquer la réduction de 5 % sur les frais de port. Or cela aurait pu aboutir à ce que ces frais soient gratuits.
Par conséquent, le texte dispose, en l'état, que "lorsque le livre est expédié à l'acheteur et n'est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l'éditeur ou l'importateur. Le détaillant peut pratiquer une décote à hauteur de 5 % de ce prix sur le tarif du service de livraison qu'il établit, sans pouvoir offrir ce service à titre gratuit."

Cela signifie que la loi, si elle est adoptée, interdira aux libraires en ligne d'offrir la gratuité des frais de port à leurs acheteurs

Une interprétation littérale du texte donnerait aux libraires en ligne la possibilité d'offrir les frais de port s'il n'applique pas la décote de 5 %, mais cela ne correspond pas à l'esprit de la loi au vu des débats parlementaires, l'idée étant que l'acheteur en ligne doive payer "quelque chose" au titre des frais de port.
Ce "quelque chose", toutefois, on ne sait pas très bien à quoi il correspond. Si les frais de port ne peuvent pas être gratuits, rien n'empêche le libraire en ligne de les fixer à 1 centime d'euro. Ce qui ne changera rien à la situation actuelle. Le système envisagé pourrait donc être assez facilement contourné.
En pratique, d'ailleurs, il y a fort à parier que la loi n'empêchera pas le développement d'Amazon, qui offre aux internautes un véritable service, surtout pour les lecteurs qui vivent dans des régions non urbaines et où le libraire indépendant le plus proche se situe à plusieurs kilomètres de route, ce qui implique des frais d'essence. Et au prix du litre d'essence, il n'est pas évident que la "non gratuité" des frais de port constitue un réel frein à l'achat.
La loi pourrait au demeurant présenter des effets pervers pour les éditeurs de niche, qui voient en Amazon un moyen efficace de proposer leur catalogue au public. L'éditeur Pix'n'Love, spécialisé dans l'édition d'ouvrages sur les jeux vidéo anciens ("rétrogaming") a d'ailleurs publié un billet sur le sujet, en expliquant que ses publications ne trouvaient pas leur place au sein des libraires traditionnels. La loi pourrait donc lui causer un préjudice dans la mesure où ses clients sont souvent des jeunes actifs pour qui le prix des frais de port n'est pas négligeable.
Enfin, la loi pourrait favoriser le développement du livre numérique, qui ne nécessite évidemment pas de livraison. Or l’État pourrait bien y perdre dans la mesure où Amazon ne reverse pas de TVA au titre de la distribution du livre numérique, s'agissant d'une prestation de service fournie par un opérateur économique situé au Luxembourg.
En somme, la circonspection s'impose face à ce texte, étant relevé au surplus que, lors des discussions au Sénat, certains sénateurs qui se sont prononcés en faveur de son adoption s'interrogeaient malgré tout sur son efficacité en pratique.