Que se cache-t-il derrière la pénurie de semi-conducteurs ?

Alors que la crise mondiale de semi-conducteurs s'accentue depuis un peu plus d'un an, l'industrie souffre d'une pénurie de ces matériaux. La pénurie d'approvisionnement en semi-conducteurs est liée à différents facteurs. Mais avant d'expliquer les tenants et les aboutissants de la crise, il convient de présenter rapidement l'utilité des semi-conducteurs, véritables "cerveaux" de l'électronique moderne que nous mobilisons au quotidien sans même le savoir.

Le semi-conducteur : le "micro-génie" de l’économie contemporaine

Découvert au XIXe siècle, le semi-conducteur est une substance, généralement un élément ou un composé chimique solide, qui peut conduire l'électricité dans certaines conditions mais pas dans d'autres, ce qui en fait un bon moyen de contrôler un courant électrique. En effet, ce dernier se comporte comme un commutateur marche/arrêt contrôlé électriquement et permet d’effectuer des calculs logiques fondamentaux. Un semi-conducteur n'est pas vendu comme tel dans les magasins. Pourtant, d’une manière très pragmatique, les semi-conducteurs nous aident à mener une vie confortable. Par exemple, les capteurs de température des climatiseurs sont fabriqués à l’aide des semi-conducteurs qui vont réguler la puissance en fonction de la température souhaitée. Ou encore, nos ordinateurs sont équipés de plusieurs semi-conducteurs pour éviter la surchauffe en actionnant le ventilateur intégré quand il le faut.

Pour être en mesure de se commuter de manière quasi instantanée, les circuits doivent donc être fabriqués avec un matériau semi-conducteur - une substance dotée d'une résistance électrique proche à la fois d'un matériau conducteur et d'un matériau isolant. Le silicium est le matériau semi-conducteur le plus utilisé, du fait de ses bonnes propriétés et de son abondance naturelle. Mais il existe également des dizaines d'autres semi-conducteurs, comme le germanium, l'arséniure de gallium ou le carbure de silicium.

A la suite de la rupture du quasi-monopole américain au milieu des années soixante-dix, le secteur de la microélectronique a été un des premiers domaines d'activité largement mondialisés en recherche comme en production. Il est donc entièrement soumis aux aléas de la demande mondiale. Son cycle de recherche et de production est particulièrement long et coûteux. Entre le début du développement d'une nouvelle génération de "puces intelligentes" et sa mise en ligne de production, il s'écoule plusieurs années, période pendant laquelle le risque financier est entièrement supporté par les fabricants. Mais ce risque financier, amplement plus pesant que dans d'autres activités, s’accompagne d'un risque industriel non dérisoire. Le moment de mise sur le marché peut être largement décalé par rapport à la conjoncture mondiale, mais également par rapport aux marchés des produits qui incorporent des semi-conducteurs. En conséquence, ces composants, mal connus car microscopiques et dont la fabrication est complexe, pourraient même venir à manquer durablement. Voici deux causes principales derrière l’actuelle pénurie mondiale.

La fabrication des semi-conducteurs : un processus fragile et très complexe

Comme nous venons de le souligner, la première raison tient à la complexité de fabrication des semi-conducteurs. En effet, leur production comprend de nombreuses étapes réalisées dans des installations spécialisées appelées "fonderies", "fabs" ou encore usines de fabrication. Il faut des compétences humaines et technique pointues et rares ainsi que plusieurs années de recherche et développement pour concevoir, développer, produire, commercialiser et assurer le service après-vente d'une seule gamme de semi-conducteurs. Sauf que la production de ces derniers est très concentrée en Asie, en particulier à Taïwan et en Corée du Sud. La majeure partie de l’offre mondiale de puces informatiques provient de Taïwan, et la plupart sont fabriquées par la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui a subi récemment plusieurs coups durs : la pandémie mondiale de la Covid-19 qui a mis à l’arrêt plusieurs usines de fabrication au printemps 2020 – et la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Comme si cela ne suffisait pas, la météo est également défavorable à de nombreux fabricants de semi-conducteurs. Le processus de fabrication nécessite beaucoup d'eau. A titre d’exemple, TSMC consomme normalement 156 000 tonnes d'eau par jour pour fabriquer des puces. Mais il y a eu récemment de graves sécheresses à Taiwan, et l’entreprise devait acheminait de l'eau à l'usine à l’aide des camions. En outre, un grave incendie a frappé une usine de puces au Japon en mars dernier, tandis qu’un mois avant, une vague de froid inhabituel au Texas a également causé l’arrêt total des usines de puces électroniques dans l’État américain.

La Covid-19 : un effet "Black Swan" sur l’industrie des semi-conducteurs 

La deuxième raison tient à une augmentation carabinée de la demande en puces informatiques depuis 20 ans et qui s’est accélérée depuis le début de la crise de la Covid-19. La pandémie est le facteur « black swan » qui oblige aujourd’hui l'industrie des semi-conducteurs à transformer son modèle de chaîne d'approvisionnement mondiale.

Avec la généralisation du télétravail et le nombre accru d’heures passées à domicile, les consommateurs n’ont cessé de se ruer sur les articles de bureautique permettant de travailler et de se distraire chez soi : ordinateurs portables, tablettes, smartphones, consoles, etc. Au tout début de la pandémie, la demande en voitures a dans le même temps reculé. En conséquence, les fabricants de semi-conducteurs ont priorisé la production de matériaux à destination des objets électroniques personnels plutôt que pour le secteur automobile. Seulement voilà : la demande en voitures est repartie, et l’industrie automobile manque désormais de semi-conducteurs, pourtant essentiels à un véhicule moderne, du freinage à la direction en passant par la gestion du moteur.

Les groupes automobiles, de télécommunications, d’informatique, tous se battent désormais pour obtenir la priorité dans les carnets de commande d’usines de fabrication de semi-conducteurs.

Pistes de sortie de crise

Quoiqu'il en soit, la majorité des fabricants de semi-conducteurs s'accordent pour dire que la pénurie aura encore des impacts jusqu’en 2023. Dès lors se pose la question de savoir comment sortir de la crise, rapidement et durablement. La Chine travaille actuellement sur la construction de sa propre conception et production de puces et vise l’autosuffisance. Pour cela, l’université chinoise Tsinghua, a notamment établi mi-avril une « Faculté » des circuits intégrés, la première du pays, afin de cibler la recherche et la formation de techniciens dans le secteur des semi-conducteurs. Cette faculté vise à aider le pays à résoudre les "goulets d’étranglement" découlant des restrictions américaines sur les ventes de produits de haute technologie à la Chine. Les États-Unis ne font pas moins et demandent à TSMC de construire une usine de puces de 12 milliards de dollars sur ses propres rives.

La crise sanitaire a accéléré la prise de conscience européenne d'une trop grande dépendance de l'étranger pour différents biens indispensables, dont les semi-conducteurs.

Dans le monde occidental, le dilemme survient à un moment où les acteurs des semi-conducteurs ont déjà adhéré depuis une vingtaine d’années à un modèle économique "Fabless". En quoi cela consiste-t-il ? A déléguer la fabrication à des usines étrangères spécialisées et moins chères afin de se concentrer sur la conception, qui nécessite davantage de compétences.

La crise sanitaire a toutefois accéléré la prise de conscience européenne d’une trop grande dépendance de l’étranger pour différents biens absolument indispensables, dont les semi-conducteurs. Aussi, les États membres de l'union européenne ont révélé en février qu'ils envisageaient de construire une usine qui couterait 30 milliards de dollars pour pouvoir produire des puces de dernières génération (5 nm et 2 nm), dans le but d'abandonner la dépendance des importations à l'égard des acteurs de l'industrie asiatique.

Mais une idée aussi audacieuse a-t-elle un sens alors que nous nous trouvons au beau milieu de la crise ? Pour Jean-Christophe Eloy, président et CEO de Yole Développement, la question est beaucoup plus complexe, car les sociétés asiatiques comme TSMC et Samsung Electronics dominent largement le marché de fabrication des semi-conducteurs. Selon lui, l'indépendance technologique de l'Europe a besoin d'une stratégie durable et adaptée à son infrastructure existante, et non "d'une cathédrale de 30 milliards de dollars dans une friche industrielle". 

S’allier aux leaders mondiaux de fabrication des semi-conducteurs

Face à l’urgence, investir exclusivement dans une usine où tout serait à faire de A à Z ne semble pas une option satisfaisante car il faudrait sans doute des années, au vu des très longs délais de conception et fabrication, avant que ses performances permettent de venir à bout de la pénurie.

Dès lors, quelles solutions ? Tout d’abord, pour éviter les déséquilibres, une régulation pourrait être mise en place au niveau européen pour que les semi-conducteurs soient acheminés à l’ensemble des secteurs industriels de façon équitable. Plus important encore, avant de créer ses propres moyens de production, les États européens pourraient s’allier avec les leaders mondiaux dans le domaine des semi-conducteurs, afin de renforcer leurs capacités de production. 

Ainsi, par exemple, selon le directeur de la stratégie de l’usine de fonderie Tower Semiconductor Ltd. basée en Israël, la production de puces peut être accélérée jusqu'à 3,5 fois en triant les lignes de production afin que les puces hautement prioritaires puissent "passer" rapidement. Certains équipements pourraient aussi être utilisés plus longtemps avant d’effectuer la maintenance préventive, bien que cela puisse se faire au détriment du rendement.

Investir dans la R&D et repenser les chaînes d'approvisionnement

Alors que les pénuries de puces devraient persister dans les mois, voire les années à venir, des plans de résilience de l'approvisionnement devraient être élaborés à la fois pour financer et soutenir la conception et la fabrication des semi-conducteurs sur le continent. L’Europe doit aussi s’appuyer sur ses forces technologiques existantes. L’Union européenne abrite déjà des fabricants de puces et des équipementiers de pointe comme STMicroelectronics, Infineon Technologies, NXP Semiconductors ainsi que Global Foundries avec ses usines allemandes, Intel et ASML. Compte tenu de cette richesse, l’Europe a besoin d'une stratégie durable et solide pour renforcer ces fournisseurs.

Concrètement, elle doit multiplier les dispositifs d’accompagnement comme les subventions, les crédits d'impôts, les prêts à taux réduits afin d’aider les entreprises de semi-conducteurs à compenser le coût de création de nouvelles lignes dans les installations existantes, à réaffecter la production actuelle et à préparer la production domestique future. Il est ainsi urgent de former plus de personnel qualifié pour réduire le déficit dans ce domaine. Il s’agit de se concentrer sur la réalisation de percées dans les domaines de la mémoire, des processeurs, de l’automatisation de la conception électronique et des équipements de semi-conducteurs et commercialiser davantage sa recherche fondamentale. Sécuriser la chaîne d'approvisionnement européenne en microélectronique est également un défi auquel nous devons tous faire face maintenant. C'est le meilleur moyen de garantir une capacité durable à long terme dans ce domaine d’importance stratégique.

Conclusion

Face à la pénurie de semi-conducteurs, véritable enjeu industriel, la réponse européenne doit se faire sur plusieurs fronts : une approche d’urgence, pour répondre aux besoins immédiats de l’industrie en s’alliant avec les géants du secteur, puis un renforcement des groupes existants en Europe via des soutiens institutionnels pour leur permettre d’accélérer en termes de maîtrise de la chaîne de la valeur.

En parallèle, le projet d’une nouvelle méga usine pourrait s’avérer pertinent s’il s’inscrit dans cette dynamique. D’autant que le marché des semi-conducteurs est en plein essor, grâce à la nouvelle frontière de l’intelligence artificielle. D’après une étude de McKinsey, les semi-conducteurs dédiés à l’IA devraient connaître une croissance annuelle de 18% au cours des prochaines années, soit une croissance 5 fois plus rapide que pour les autres types d’usage de semi-conducteurs. D’ici 2025, ils pourraient représenter 20% de l’ensemble de la demande. L’IA pourrait ainsi être la plus grande opportunité européenne du secteur depuis des décennies.