La fin de l'empire latin

A partir du 16 novembre, l'Internet va complètement changer : jusqu'à présent limité aux seuls caractères latins, le Web s'ouvre aux autres alphabets. De quoi faciliter son utilisation pour tout un monde d'Internautes non anglophones. Décodage.

Faisons un peu d'Internet fiction... Après la 2e guerre mondiale, la Chine abandonne le communisme et adopte les pratiques de l'occident. Dans les années 60, puis 70, des universitaires chinois soutenus par l'armée inventent un nouveau mode de communication entre les ordinateurs. Très vite, ce réseau sort de son carcan académique et commence à être utilisé par tous.
 
L'Internet est né, mais il est chinois.
 
Du coup, de Paris à New York en passant par Londres ou Madrid, les Internautes sont obligés d'apprendre à maîtriser certains caractères chinois pour pouvoir surfer. Car tous les noms de domaine sont en chinois, et les extensions aussi.
 
Pas besoin de pousser plus loin la comptine : vous aurez compris que si l'Internet avait été inventé dans un pays à l'alphabet non latin, nous aurions été très pressés de le voir s'ouvrir à nos caractères. Heureusement pour nous, l'informatique comme le Web sont des inventions occidentales qui utilisent comme caractères de base l'ASCII. Ce "American Standard Code for Information Interchange", jeu de caractères basé sur l'anglais et permettant d'encoder notre alphabet de manière à la rendre lisible par un ordinateur.
 
Si l'utilisation de l'ASCII comme standard nous va à merveille (même si, bien sûr, nous aimerions bien pouvoir utiliser nos accents...), c'est loin d'être le cas pour tous. Russes, Chinois, Arabes, Grecs ou encore Indiens ont à apprendre nos caractères pour pouvoir utiliser l'Internet. Et même si la culture occidentale est bien diffusée de part la planète, ne pas pouvoir surfer dans sa langue est quand même un frein.
 
Voilà pourquoi le sujet des noms de domaine internationalisés, c'est-à-dire ouverts aux caractères non latins, est brûlant depuis longtemps.
 
Déjà possible à gauche du point 
Que sont précisément que ces IDNs (l'acronyme anglais pour ce type de noms veut dire "internationalized domain names") ? Ils existent déjà pour les noms de domaine depuis de nombreuses années. Plusieurs extensions proposent des jeux de caractères spécifiques venant s'ajouter à l'ASCII. Comme ces caractères accentués aux parfums locaux pour l'Allemagne (.DE) ou l'Espagne (.ES). Ou encore ces caractères chinois et japonais pour le .BIZ, une extension générique du même type que le .COM (qui lui aussi accepte les IDNs).

Mais jusqu'à présent, ce n'est que le nom de domaine qui est en caractères non latins. L'extension, elle, reste en ASCII. Par exemple, le site de Starbucks en Corée peut être atteint en tapant 스타벅스코리아.com dans un navigateur Internet. Le citoyen de Séoul amateur de café américain préfèrerait certainement pouvoir taper l'intégralité de l'URL en coréen...
 
Justement, c'est ce que demandent depuis des années des pays comme la Chine ou la Russie. Pouvoir exploiter une extension nationale en caractères locaux. La Russie a déjà le .RU, mais souhaite également lancer un .рф (l'équivalent d'un .RF pour "Russian Federation"). Pour cela, il lui faut l'aval de l'ICANN, le régulateur mondial de l'Internet et seule entité habilitée à activer une nouvelle extension.
 
Ce feu vert a justement été donné à Séoul, lors de la 36e réunion internationale de l'ICANN, qui s'est tenue la semaine dernière. Un programme d'ouverture d'extensions IDN contrôlé va voir le jour à partir du 16 novembre prochain. Seuls les pays souhaitant enregistrer l'équivalent non latin de leur extension nationale peuvent postuler.
 
Inquiétudes autour des extensions non latines 
Une trentaine de pays sont sur les rangs. Ainsi pourrait-on voir en Chine, en plus de l'actuel .CN, un .中国... Ces extensions IDN devraient ouvrir dès le premier semestre 2010. Leur arrivée est vécue comme un événement en Asie, en Russie, au Moyen Orient... Depuis l'annonce du feu vert de l'ICANN, on ne compte plus les articles de presse, les sujets télévisés ou encore les manifestations de joie sur Twitter. Mais pendant que la moitié du monde fête l'événement, l'autre s'en inquiète.
 
Premier sujet d'angoisse : la question de savoir si les adresses Internet non latines vont rendre la navigation impossible pour ceux qui ne sont pas équipés du bon clavier ? Pourtant, il n'y a aucune raison pour que l'arrivée des extensions IDN change quoi que ce soit à l'expérience de navigation d'un occidental. D'abord parce que, comme nous l'avons vu plus haut, les IDN existent déjà à la gauche du point, et ne nous gênent pas pour autant (Starbucks en Corée est tout aussi accessible par le www. istarbucks.co.kr que par la version IDN). Ensuite parce que l'utilisation d'Internet a toujours été fortement tournée vers le local. On imagine en effet mal un français aller sur un site en .KR si le même existe en .FR. Tout l'intérêt des extensions nationales est d'ailleurs là : elles permettent d'orienter l'Internaute.
 
Autre facteur anxiogène : les abus potentiels. Prenons l'exemple du cyrillique. Cet alphabet compte des caractères visuellement similaires aux nôtres, mais avec une signification différente. Par exemple, la lettre "B" en cyrillique correspond en fait à notre "V", et la lettre "P" à notre "R". Alors comment éviter de voir des IDN enregistrés parce qu'ils ressemblent à une marque notoire, pour ensuite essayer de tromper les Internautes ne maîtrisant pas l'alphabet russe ? Là, il faudra compter sur les moteurs de recherche performants, et des systèmes de surveillance prenant en compte les IDNs.
 
Un Internet encore plus global 
Alors vu de l'occident, au lieu de vivre les extensions IDN comme un risque potentiel, pourquoi ne pas les considérer plutôt comme un atout supplémentaire ? Dès le 25 novembre prochain, par exemple, la procédure de lancement du .рф russe va démarrer. D'abord par une période d'enregistrement prioritaire (sunrise) de 4 mois pour les détenteurs de marques en cyrillique. Ensuite par un système d'enchères pour certains noms à forte valeur ajoutée, programmé du 20 avril au 15 juin. Enfin par une ouverture complète en juillet 2010.
 
Dès la mi-2010, les IDN en cyrillique seront donc une réalité. Les sociétés occidentales actives sur le marché russe pourront s'adresser directement à leurs clients par le .рф, se donnant ainsi une couleur locale. Le .рф, comme l'ensemble des extensions IDN, permettra aux acteurs du Web d'être toujours plus proche de leurs vrais utilisateurs. Vous avez dit une toile vraiment internationale ? Internet fiction il y a encore quelques années, mais réalité aujourd'hui !