Pierre Kosciusko-Morizet (Acsel) "Même sans le téléchargement illégal, le modèle de l'industrie du disque ne tient plus la route"

Pour le président de l'Association de l'économie numérique, la riposte graduée ne règlera pas les difficultés de l'industrie du disque. Il propose un moratoire permettant de prendre en compte l'évolution des comportements des consommateurs.

JDN. L'Acsel demande un moratoire de six mois sur la riposte graduée. Pourquoi avoir pris position sur ce sujet ?

 

Pierre Kosciusko-Morizet. Il est vrai que jusqu'ici nous avons davantage communiqué sur les questions liées au e-commerce, mais nos commissions travaillent sur des sujets plus transverses. Nous nous intéressons par exemple à l'identité numérique, nous avons publié un livre blanc sur l'e-mailing et le spam... Nos membres nous demandaient pourquoi nous ne nous exprimions pas sur la riposte graduée. En l'occurrence, nous pensons que le téléchargement illégal est un phénomène important contre lequel il faut lutter, mais que ce dispositif n'est pas adapté.

Je pense que cette loi va passer. Mais je voulais au moins qu'on puisse dire "on vous aura prévenus". Dans un an et demi, on regardera en arrière, on constatera que le système mis en place ne fonctionne pas. Et bien on ne pourra pas dire "on a fait ce qu'on a pu". La réflexion qui a mené à ce projet de loi s'est faite à la va-vite et n'a même pas impliqué les associations de consommateurs. Or il faut précisément les mettre au cœur des réflexions, penser à leurs attentes, prendre en compte l'évolution de leurs comportements et adapter nos business models en conséquence.

Vous dites que la loi Création et Internet déplace la charge financière du piratage de l'industrie du disque vers les FAI...

Couper les connexions va coûter de l'argent aux fournisseurs d'accès bien sûr, mais aussi à l'Etat. Et plus qu'on ne le croit, car il y aura beaucoup de recours possibles. On crée donc une véritable usine à gaz bureaucratique qui, de plus, ne réglera pas les problèmes de la filière numérique. En effet, il existe beaucoup de moyens de télécharger illégalement : si vous le faites sur un site étranger ou si vous faites du streaming, alors vous n'êtes pas concernés par la loi, de même qu'il est très facile de télécharger de manière anonyme.

Mais au-delà de ça, la loi peut créer un nombre important de problèmes et de dérives. Evidemment, il y a le cas du Wi-Fi du voisin que l'on pirate. Mais l'idée qui me semble la plus bizarre est celle de couper Internet à tout un foyer. Lorsqu'une voiture se fait flasher pour excès de vitesse, on vérifie qui était le conducteur avant de lui retirer le permis. Là, non seulement on ne vérifie pas, mais c'est toute la maison qui en fait les frais. Or ne plus avoir accès à Internet est très pénalisant pour les gens qui y sont habitués. Le gouvernement dit lui-même qu'Internet est très utile pour s'informer, s'éduquer, trouver un emploi... L'idée de couper l'accès à tout un foyer est donc vraiment bizarre, qui plus est en temps de crise.

Que proposez-vous ?

La loi s'est préparée dans la précipitation et avec une approche biaisée. Mais il n'est jamais trop tard pour changer d'avis. Mieux vaut se dire maintenant "on a fait une erreur" que dans un an et demi. Nous pensons qu'il faut prendre six mois pour réfléchir avec les industries du disque et du cinéma, les associations numériques qui représentent Internet - et qui savent qu'aucun site ne gagne de l'argent grâce au téléchargement illégal, y compris les FAI à qui le phénomène coûte de la bande passante -, et surtout les associations de consommateurs. Car sans eux, on ne peut être que dans le faux : à moyen ou long terme, on ne peut aller à leur encontre. La réflexion doit donc être très large et absolument rechercher le consensus.

Plus précisément, il faut continuer à réfléchir à d'autres modèles, réactualiser les réflexions et notamment sur les technologies, qui ont déjà beaucoup évolué. Le téléchargement à l'acte, tel qu'il est proposé par tout le monde aujourd'hui, ne me paraît pas idéal. Il faudrait plutôt réfléchir à une licence globale, à un système d'abonnement... Car aujourd'hui, il n'y a pas de vraie alternative au téléchargement illégal. A tel point que même si on l'empêchait, je ne pense pas que le modèle de l'industrie du disque tiendrait la route de toutes manières.