Laure Lucchesi (Etalab) "Etalab doit contribuer à mettre à jour le logiciel de l'action publique"

Après 10 ans d'existence d'Etalab, la mission chargée d'animer l'open data à la française, sa directrice présente sa feuille de route pour l'avenir. Au programme : sensibilisation des administrations, lancement de la plateforme Code.gouv.fr et refonte de Data.gouv.fr.

Laure Lucchesi, directrice d'Etalab
Laure Lucchesi, directrice d'Etalab © Etalab

JDN. Etalab fête cette année son dixième anniversaire. Quelle est votre feuille de route pour les années à venir ?

Laure Lucchesi. Nous devons à la fois amplifier ce que nous avons déjà commencé à faire et réussir à acculturer à tous les niveaux les agents publics à la question des données : savoir de quoi on parle quand on parle de données, comment les utiliser, comprendre les enjeux de responsabilité autour de ces données, etc. La formation et la sensibilisation constitueront deux enjeux importants pour les années à venir. Nous voulons enfin ancrer le plus nativement possible la culture de la donnée dans les politiques publiques, dès leur conception. Etalab a d'ores et déjà réussi à impulser ces transformations. Nous voyons aujourd'hui passer des projets publics que nous n'aurions pas vu il y a encore deux ou trois ans.

Lesquels ?

Le ministère du Travail par exemple élabore actuellement une plateforme unique réunissant toutes les données relatives aux entreprises. Les services du ministère exprimaient une demande de plus en plus forte de pouvoir s'appuyer sur l'analyse des données pour prendre des décisions et orienter l'action publique. Or, les nombreuses données sur les entreprises dont ils disposent sont issues de systèmes d'information encore très compartimentés, ce qui limite leur exploitation. L'objectif de ce projet baptisé Base de connaissance des entreprises (BCE) est de contribuer à faciliter cet usage de la donnée pour améliorer l'action des agents du ministère et d'autres administrations. Il est notamment financé par le plan France Relance.

A quoi servira cette plateforme ?

Elle permettra aux agents du ministère de cibler simplement des entreprises selon des critères bien précis. Par exemple, ils pourront identifier dans un département les entreprises qui ont demandé de l'activité partielle avec un nombre d'heures supérieur à deux fois la moyenne du secteur, ou celles qui ont eu recours à des travailleurs détachés ou à de l'intérim pendant la crise. D'autre part, elle permettra de suivre l'évolution d'indicateurs métiers précis, comme par exemple la progression des effectifs des PME par secteur d'activité, par rapport à l'évolution des demandes d'activité partielle et des plans de sauvegarde de l'emploi. L'objectif de ce projet est de faire évoluer le ministère vers une démarche de pilotage par la donnée dans ses relations avec les entreprises. Cette plateforme devrait voir le jour courant 2022.

Un rapport rendu fin 2020 par le député Eric Bothorel note que "le partage de données entre administrations de l'Etat est scandaleusement faible" et que "la fonction publique a besoin d'une culture de la donnée et du code". Comment faire évoluer les choses ?

La maturité à l'intérieur de l'administration a largement progressé au cours des dernières années. Mais cela prend beaucoup de temps. Il faut aussi avoir à l'esprit que la France a bien progressé sur le principe du "Dites-le nous une fois" évitant aux usagers de fournir, lors de leurs démarches en ligne, des informations ou pièces justificatives déjà détenues par d'autres administrations. Il y a d'abord les notions de base à diffuser. Nous menons des actions de sensibilisation et de formation dans les administrations. Mais notre résonance en tant qu'administration centrale peut être parfois limitée. C'est pourquoi le Premier ministre a souhaité mettre en place via une circulaire publiée fin avril, un réseau d'administrateurs ministériels des données, des algorithmes et codes sources dans tous les ministères, avec des relais chez les opérateurs sous tutelle auprès de chaque Préfet de région. La mission de ces "chief data officers" est notamment de mener des actions d'animation et de sensibilisation auprès des différentes directions et agents de chaque ministère.

Certains ministères disposaient déjà d'administrateurs en charge des données. Qu'apporte cette annonce ?

"Code.gouv.fr recensera les différents dépôts des codes sources de l'administration"

Il s'agit à la fois de systématiser cette démarche et d'affirmer une ambition et un portage politique au plus haut niveau. Certaines administrations ont en effet été pionnières, comme la direction générale des Finances publiques (DGFIP), la direction de l'Information légale et administrative (Dila) ou le ministère de la Santé. 70% des ministères étaient dotés d'un administrateur. Depuis le 15 mai, tous les ministères en ont un. Cette circulaire formalise également ce poste en définissant un socle commun de responsabilités pour ces administrateurs, notamment la charge d'élaborer la stratégie de leur ministère en matière de politique publique de la donnée des algorithmes et codes sources, mais également une feuille de route et des indicateurs pour leur évaluation. 

A quoi va servir la mission "Logiciels libres et communs numériques" également annoncée par le premier ministre en avril ?

Le rapport Bothorel mentionnait l'importance de la sensibilisation des administrations à l'usage de l'open source et à l'ouverture des codes sources des logiciels produits par le service public et recommandait la création d'une mission dédiée à ces questions. Le Premier ministre a décidé de suivre cette recommandation. Au sein de la direction interministérielle du Numérique, un pôle d'expertise sera créé pour mettre en valeur les logiciels libres qui peuvent être utilisés par l'administration et aider à ouvrir les codes sources des logiciels produits par l'administration. Un portail interministériel baptisé Code.gouv.fr recensera les différents dépôts de ces codes sources. Il devrait voir le jour en fin d'année. Cette initiative s'inscrit dans la logique d'Etat plateforme dans laquelle nous mettons à disposition à la fois des données, des API et du code. En parallèle, nous mènerons des actions de sensibilisation des agents publics à la contribution aux logiciels libres. Nous voulons également utiliser ce sujet de l'open source comme un relais d'attractivité pour attirer des développeurs et renforcer la production de logiciels libres dans l'administration.

Quid d'une refonte du portail Data.gouv.fr ?

Nous y travaillons. Nous avons lancé au mois d'avril une opération baptisée "Le printemps de Data.gouv.fr", une série d'événements répartis sur trois mois avec pour objectif de nourrir une feuille de route pour repenser le rôle et la place de Data.gouv.fr. Ce dont nous sommes sûrs c'est que cette plateforme doit continuer à exister. Nous ne remettrons pas en question sa dimension pleinement ouverte : elle ne doit pas être uniquement le portail de l'administration mais doit rester un lieu de contribution d'autres acteurs. Nous annoncerons en juillet de nouveaux axes, une nouvelle charte graphique, de nouveaux parcours utilisateurs. Nous travaillons également à l'amélioration de notre moteur de recherche qui est un outil primordial pour assurer la visibilité de l'offre de données.

Le rapport Bothorel note que "en pratique, beaucoup d'administrations ne jouent pas le jeu" de l'ouverture des données et refusent de communiquer certains jeux de données ou documents administratifs. Jean-Luc Nevache, président de la Cada (Commission d'accès aux documents administratifs, ndlr), estimait en septembre dernier que "La culture des administrations est, encore aujourd'hui, davantage celle du secret que de l'ouverture"…

Je ne pense pas que l'administration soit forcément dans une culture du secret, en tous cas cela n'explique pas tous les freins rencontrés. Nous constatons aussi une méconnaissance de l'utilité de l'ouverture de ces données. Certaines administrations ne comprennent tout simplement pas qui peut bien avoir intérêt à réutiliser leurs données. Nous essayons de leur faire comprendre que toute donnée peut conduire à un usage que son producteur n'aurait même pas envisagé ! La crise sanitaire que nous traversons depuis plus d'un an a contribué à remettre sur le devant de la scène le sujet de l'open data. Notamment parce qu'elle a montré l'importance de la mise à disposition de certaines données publiques par les réutilisations qui en ont été faites. Certaines administrations qui pouvaient rester réticentes à l'ouverture de leurs données en ont compris l'utilité.

Diplômée d'HEC, Laure Lucchesi a débuté sa carrière au sein du Pôle Économique de l'Ambassade de France, d'abord aux Etats-Unis puis en France.  Elle a ensuite rejoint le cabinet de conseil en stratégie Capgemini Consulting (aujourd'hui Capgemini Invent) ou elle a travaillé pendant 6 ans dans les secteurs des télécoms, des médias et des services financiers en Europe, en Afrique du Sud, en Inde et au Moyen-Orient. Elle dirige aujourd'hui Etalab au sein de la direction interministérielle du Numérique (Dinum) pour le gouvernement français.