Albert Edwards (Société générale Corporate and Investment Banking) "Les big tech vont s'effondrer en bourse et la FED ne fera rien"

Global strategist pour Société générale, Albert Edwards avait annoncé l'implosion du Nasdaq en 2001 et celle des subprimes en 2007. Il prévoit aujourd'hui un krach des big tech et en explique les causes. Provocateur, passionnant... et un peu flippant.

Albert Edwards est global strategist pour Société générale Corporate and Investment Banking. © Société Générale

JDN. Dans une courte note intitulée "Will the FAANGs end up sinking like a BRIC ?", vous affirmez que les big tech américaines vont connaître le même sort boursier que les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans les dix années à venir. A savoir qu'elles se révèleront de très mauvais investissements. C'est provocateur à l'heure où la troisième révolution industrielle du numérique touche tous les secteurs et que la pandémie a rendu ces acteurs incontournables !

Albert Edwards. Toutes mes notes sont très courtes car mes lecteurs n'ont pas le temps ! L'année prochaine, je fêterai mes 40 ans de suivi des marchés financiers. Et j'ai déjà vu de nombreuses bulles, contre lesquelles j'ai fortement averti mes lecteurs le premier, de la crise asiatique qui s'est terminée en 1997 à celle du peso mexicain. Et chaque fois, c'était la même chose. Pour la bulle du Nasdaq ou celle de l'immobilier résidentiel américain, il y avait toujours une bonne raison pour justifier la bulle. A la base, le récit que vous faites trouve une certaine validité. La question est : comment valorisez-vous ces entreprises et quel est le risque qu'une bulle se soit formée, et qu'elle puisse exploser. Chaque fois, des indicateurs peuvent laisser penser que tout va continuer 6 mois, 1 an ou je ne sais pas pendant combien de temps. Mais cela se termine brusquement dans une explosion de panique.

Quels éléments vous font dire que les Big Tech se trouvent dans une situation de bulle ?

Dans ma précédente note titrée "La démographie déflationniste s'intensifie tandis que les paris sur l'inflation surperforment", je reproduis 4 magnifiques graphiques de mon ami Gerard Minack.

© Gerard Minack, Downunder Daily reproduit par Albert Edwards.

Sur le premier graphique en haut à gauche, on voit l'énorme progression de l'indice américain S&P 500, comparé au reste du monde. Mais si on regarde le deuxième graphique en haut à droite, ce sont en réalité les FAAANM [Facebook, Alphabet, Apple, Amazon, Netflix, Microsoft, ndlr] qui ont réalisé cette croissance et les 494 autres valeurs du S&P 500 ont faiblement progressé. Sur le troisième graphique en bas à gauche, on voit les bénéfices des FAAANM mais sans ces bénéfices, les bénéfices du S&P494 ne croissent pas. C'est le Japon !

"Il y a seulement six entreprises qui drivent les profits du S&P 500 à la hausse"

Il y a seulement six entreprises qui drivent les profits du S&P 500 à la hausse. Mais regardez bien la courbe des bénéfices juste avant la pandémie et 2020, elle commençait à s'aplatir, j'y reviendrai. Et enfin sur le dernier graphique en bas à droite, on voit une croissance du ratio cours/bénéfices prospectifs. Les investisseurs sont donc prêts à payer bien plus cher pour acquérir les titres des rares entreprises qui réalisent ces bénéfices en progression.

Si les investisseurs sont prêts à payer 30 fois les bénéfices de ces entreprises, n'est-ce pas parce que ce sont les entreprises de l'avenir quand les 494 autres ne sont que des zombies de l'ancienne révolution industrielle ?

Oui les investisseurs disent ce que vous dites et appliquent ce raisonnement. Mais regardez ce graphique sur les entreprises de technologies :

© Datastream cité par Albert Edwards

La ligne rouge représente le ratio entre le résultat par action des entreprises tech et le résultat par action de l'ensemble du marché. Effectivement ce ratio progresse dans le temps, les entreprises tech sont plus rentables que l'ensemble du marché. La ligne grise représente le ratio entre le multiple de valorisation des entreprises tech et le multiple de valorisation de l'ensemble du marché. Ce ratio progresse avec la ligne rouge mais regardez la ligne rouge depuis quelques mois : elle baisse ! La rentabilité des entreprises IT a déjà commencé à baisser dramatiquement alors que les ratios de valorisation n'ont, eux, pas bougé !

Pourquoi les ratios de valorisation des big tech ont-ils explosé à la hausse ? Ce n'est pas à cause de la 3e révolution industrielle ?

Non. Cette explosion à la hausse s'est produite en 2018, regardez ces deux graphiques :

© Datastream cité par Albert Edwards

Sur le graphique de gauche, vous voyez l'énorme gap qui s'est créé entre la valorisation des actions de croissance ("growth") et le marché. Au début des années 2018 le ratio entre le cours et les bénéfices prospectifs des entreprises de technologie était de 19 quand le marché était à 18. Mais à partir du moment où Powell (le président de la Réserve fédérale des Etats-Unis, ndlr) a décidé de ne pas remonter les taux, il a envoyé les multiples de valorisation sur la lune. On le voit sur le graphique de droite : les entreprises qui bénéficient de taux bas ont alors connu une explosion de leur ratio cours/bénéfices prospectifs. Cela inclut les actions de croissance mais aussi les industries défensives, comme les pharma par exemple. En revanche, les valeurs cycliques ont toutes été laminées. C'est un processus de re-rating et de de-rating massif, grâce aux taux bas.

"15 ans de dépenses supplémentaires ont été compressées en 9 mois"

Que va-t-il se passer maintenant alors ?

Le dernier cycle économique, qui s'est terminé en 2020 avec la pandémie était le cycle économique le plus long de toute l'histoire des Etats-Unis. Un très grand nombre des entreprises cotées aujourd'hui n'ont en fait jamais connu de récession. Je pense qu'il peut se produire la même chose qu'en 2001. Que s'est-il passé alors ? Les entreprises tech étaient cotées à 14 fois leurs bénéfices prospectifs, la récession est arrivée et leurs profits se sont effondrés. Le marché ne s'attendait pas à cela et a valorisé ces entreprises non plus 14 fois mais 8 fois leurs bénéfices des 12 mois suivants. Car le marché s'est aperçu que ces entreprises n'étaient plus des valeurs de croissance.  La récession de 2020 n'a pas produit cela car il s'agissait d'une récession dans un contexte de pandémie : les gens travaillaient de chez eux et les dépenses en IT ont été anticipées et ont explosé. Elle a donc boosté les profits des Big Tech. Vous avez 15 ans de dépenses supplémentaires qui ont été compressées en 9 mois. Si on revient à la normale, et même avec une croissance des dépenses de 1 ou 2%, cela va créer un énorme trou. 

Sans croissance des bénéfices et alors que la Fed va retirer de la liquidité du marché (cette action est appelée tapering, ndlr), il y a un risque énorme pour ces actions. Car le marché va se rendre compte qu'il s'agit d'imposteurs, de charlatans qui se font passer pour des valeurs de croissance alors qu'il n'en est rien. Le risque est aussi important pour les meme stocks, massivement achetés par des actionnaires individuels, mais aussi pour les entreprises composant le "non profitable tech index", qu'il s'agisse de bitcoin, de palladium, d'or. Soudainement, la liquidité va se retirer du marché et on va voir qui se baigne nu.

Quelle peut être l'ampleur de la baisse ?

En 2018, les actions des FANNG étaient valorisées 19 fois leurs bénéfices prospectifs contre 18 pour le marché. Elles sont aujourd'hui valorisées 30 fois alors que le marché est à 21. 

Si les cours baissent, la Fed va intervenir, comme toujours...

En 2018, quand Powell a mis un terme à la hausse des taux, il y avait uniquement une politique monétaire à base d'assouplissement quantitatif ou quantitative easing en anglais. Mais aucune politique fiscale des Etats qui pratiquaient tous l'austérité. Aujourd'hui, les Etats ont une politique fiscale forte qui fait la plus grande partie du travail. La Fed peut donc être beaucoup plus tolérante qu'avant avec une baisse du marché. Les big tech vont s'effondrer en bourse et la Fed ne fera rien car elle dira "l'économie est OK, il y a du travail pour tout le monde et il y a de l'inflation". Les cycles économiques précédents ont tous été engendrés par les politiques très accommodantes de la Fed. Mais à chaque cycle, le marché est devenu plus sensible aux taux. La dernière fois, en 2018, c'est une remontée des taux qui a dû être annulée. Aujourd'hui on ne parle pas de remontée des taux mais seulement de tapering et cela pourrait suffire à faire exploser les marchés.

Parmi les FAANG, lesquels pourraient être les plus impactés ? Et pourquoi ne parlez-vous jamais de Tesla ?

Je ne suis pas un stock-picker. Je regarde uniquement les grands ensembles. Mais clairement les sociétés sans bénéfice, les meme stocks, les concept stocks, les reddit stocks vont souffrir. 

Vous avez été l'un des premiers à parler de déflation et la chute des taux depuis 2001 vous a donné raison. Etes-vous toujours déflationniste ?

A la fin de 1996, j'ai créé la théorie de "l'âge de glace" qui était fondée sur une stagnation séculaire, un de-rating des valeurs cycliques, des taux à zéro, une inflation proche de zéro, une baisse des marchés actions. Cette baisse s'est déjà produite en Europe : si vous regardez les ratio cours/bénéfices prospectifs aujourd'hui, les actions sont en fait très peu chères en Europe. En revanche les marchés actions n'ont pas baissé aux US uniquement grâce aux FANNG+Microsoft, comme je l'ai expliqué précédemment. Aujourd'hui je pense que l'âge de glace se termine à cause des politiques fiscales accommodantes. Jusqu'à présent, les politiques monétaires et le quantitative easing étaient présentes pour contrecarrer les conséquences des politiques fiscales rigides et de l'austérité. Le quantitative easing n'a pas très bien fonctionné pour injecter de l'inflation dans l'économie mais il a créé des bulles et il a inflaté les actifs financiers. Il a aussi fait empirer l'inégalité et le populisme mais n'a pas aidé l'économie car il a profité aux plus riches qui ne dépensaient pas leur argent. 

Un nouveau cycle s'ouvre. Le quantitative easing a permis de monétiser des déficits fiscaux énormes. Je pense que dans ce cycle, il n'y aura plus de restriction fiscale et que les Etats vont continuer à justifier des déficits fiscaux immenses. Le déficit global pourrait baisser car le redémarrage de l'économie va produire plus de recettes sous forme de taxes mais le déficit corrigé des variations conjoncturelles va continuer à progresser. Si on regarde les prévisions de l'OCDE, c'est ce qu'il va se passer en Europe l'année prochaine. Avec le green deal et le mouvement vers la neutralité carbone, les gouvernements ont un motif pour générer des déficits, que cela soit directement, soit en subventionnant le secteur privé, soit en encourageant les banques commerciales à financer ces développements.

"Les taux à 10 ans aux Etats-Unis seront autour de 3,5/4% ce sera un désastre absolu pour les actions de croissance"

L'âge de glace était caractérisé par trop d'épargne et pas assez d'investissement, ce qui entrainait les taux vers zéro. A partir de maintenant, cette épargne va être aspirée par des programmes d'investissement bien plus larges et agressifs. L'inflation va être donc être la nouvelle donne du marché. Depuis 1992, les taux atteignaient des planchers à chaque fois plus bas lors des récessions et atteignaient des sommets moins élevés en haut de cycle. Je pense qu'à la fin de ce cycle, pour la première fois depuis 1992, les taux d'intérêt seront plus élevés qu'à la fin du précédent cycle. Plus précisément les taux à 10 ans aux Etats-Unis seront autour de 3,5/4% ce sera un désastre absolu pour les actions de croissance. 

Et pour la France ?

A la fin de 2018, les taux à 10 ans en France étaient à 1%. Avant la récession, en 2019, ils étaient à -0,4%. Je pense que les taux à 10 ans en France seront entre 1,5 et 2%. Les 30 ans seront à 2,5/3%.

Quand le cycle actuel va-t-il se terminer ?

Dans 3, 4 ans ou quand ce sera le moment... Je ne fais pas de prévisions. Il y a toujours des éléments qui favorisent la déflation : la démographie, la globalisation, la digitalisation. Mais il y a désormais un grand changement : la dette des Etats ne compte plus. Elle n'importe plus. Les prochaines années vont voir des croissances de PIB massives, portées par des investissements gouvernementaux massifs.