Pierre Calmard (Dentsu - Aegis) "Il va falloir allonger la durée de la publicité autorisée en télévision et radio pour la reprise"

Le JDN poursuit sa série d'interviews sur la réaction des entreprises face au coronavirus. Le patron de l'activité média de Dentsu-Aegis en France explique comment il prépare déjà l'après crise.

JDN. Quel est l'impact de la crise du coronavirus sur l'activité media de Dentsu-Aegis en France ?

Pierre Calmard est le directeur général du pôle media de Dentsu -Aegis en France. © S. de P. Dentsu Aegis

Pierre Calmard. Nous nous attendons à une contraction des investissements de nos clients de 15% sur l'année 2020, ce qui occasionnera une baisse de 10 à 15% de notre chiffre d'affaires. Les trois-quarts des investissements de nos clients ont été suspendus sur la période de mars -avril. Il ne s'agit pas d'annulations mais de déplacements vers la fin de l'année, même si on n'est jamais sûr de rien. C'est dans tous les cas beaucoup de travail pour nos collaborateurs qui doivent annuler et re-paramétrer d'innombrables campagnes, sans pour autant que nous soyons rémunérés. L'activité consulting n'a, elle, pas baissé car il est plus que jamais important pour nos clients de se projeter dans le monde de demain. Nous avons dû évidemment recourir au chômage partiel pour nous adapter à cette baisse des revenus. Près de 80% de nos collaborateurs sont concernés à divers degrés, même si nous avons décidé de compléter les sommes versées pour qu'ils gardent l'intégralité de leur salaire.

"Nous nous attendons à une contraction des investissements de nos clients de 15% sur l'année 2020"

Comment se comporte le marché français par rapport à ses voisins européens ?

Le recul des investissements médias y est plus prononcé qu'en Italie ou en Espagne alors que ces pays sont pourtant plus touchés par la crise. Je mets ça sur le compte de ce réflexe assez français, et plutôt irrationnel, de tout couper, dès qu'une crise se profile, sans penser aux conséquences. Notamment le problème de retard à l'allumage que l'économie française risque de rencontrer en sortie de crise. On a d'ailleurs vu qu'en Chine énormément d'annonceurs ont préféré ne pas couper leurs campagnes et en ont profité pour rassurer clients et collaborateurs.

Cela semble plutôt rationnel, au contraire, de couper les budgets pubs pendant une crise comme celle-ci. Car il est difficile d'être audible pour une marque…

Les marques doivent continuer à communiquer, tout en adaptant leur message. Il est mortifère de stopper les communications. Une marque qui n'est plus présente quand les choses vont mal et qui arrête tout bonnement d'exister médiatiquement, aura toutes les peines du monde à ré-émerger par la suite. Ce n'est pas toujours facile à faire entendre à nos clients et les réactions sont plutôt hétérogènes. Mais certains ont réussi à le faire. On peut citer Free qui a développé de nouveaux spots TV en lien avec le confinement, diffusés depuis le 10 avril. Ou encore Nivea qui vient de lancer une campagne clapping sur les plateformes vidéos et réseaux sociaux, avec notamment un appel aux dons.

"Nos collaborateurs doivent annuler et re-paramétrer d'innombrables campagnes, sans pour autant que nous soyons rémunérés"

Quels arguments donnez-vous aux autres ?

Qu'il est évident que les citoyens-consommateurs, de plus en plus nombreux, attendent des marques qu'elles prennent la parole pour mettre en avant leur impact dans la société quand il est tangible. On a vu des groupes comme Decathlon ou LVMH contribuer à la résolution de cette crise. Ou encore Accor qui, fortement touché par la pandémie, a suspendu toute campagne de publicité mais a également ouvert ses hôtels au personnel soignant et aux sans-abris. L'enjeu pour notre groupe, dont Accor est client, sera de savoir rebondir sur ces actes tangibles, sans faute de goût bien sûr, pour les remettre au cœur de la raison d'être d'un groupe, comme le fait Accor.

Le marché de l'achat média peut-il se remettre d'une telle inactivité ?

Il faut préparer l'après. Nous travaillons étroitement avec nos partenaires médias pour optimiser la reprise. Cela implique de reprogrammer intelligemment les campagnes et d'adapter leur capacité de diffusion à l'afflux qui s'annonce au troisième trimestre. Je pense qu'il va falloir allonger la durée de la publicité en télévision et en radio au cours de la période de septembre à décembre. Des discussions ont été entamées en ce sens. Ce serait terrible de freiner une reprise d'activité à cause du cadre réglementaire.

Une fois la crise passée, la plupart des annonceurs vont devoir rationaliser leurs investissements en communication. Craignez-vous pour votre rémunération ?

"Les conséquences pour la rémunération des agences médias ne m'inquiètent pas car elles étaient déjà proches de zéro avant la crise"

Cela m'inquiète moyennement car le compte de résultat des agences médias était, avant la crise, déjà proche de zéro. Les agences médias françaises ne gagnent plus d'argent. On voit d'ailleurs que les annonceurs qui ont décidé d'internaliser ces compétences ne réussissent pas à faire d'économies. Ils se sont même créé des coûts fixes malvenus en cette période de crise. On voit aussi que les acteurs venus du conseil, type Accenture, se gardent bien d'aller sur ces métiers car ils sont très peu rémunérateurs. On arrive à un stade où les annonceurs ne pourront pas aller chercher plus de productivité sans dégrader la qualité du travail qui leur est fourni. Or, nous opérons des métiers qui se sont fortement complexifiés au cours des dernières années. Rien n'empêche les annonceurs de demander à payer moins. Mais je ne vois pas qui pourra se permettre de travailler gratuitement, voire même à perte, pour eux.

L'autre risque, c'est que la domination de Facebook et Google sur le marché pub s'en retrouve renforcée, parce qu'ils sont mieux outillés que les médias français pour affronter cette crise…

Je ne pense pas. La crise actuelle démontre les limites de la logique de mondialisation de l'économie. On observe dans beaucoup de secteurs une volonté de relocaliser la production et je pense que le secteur des médias n'échappera pas à ce phénomène. D'autant que les médias sont indispensables dans une démocratie qui repose sur la pluralité des voix. Et puis Google et Facebook ne sont que des contenants. Ils ont eux aussi besoin du contenu des médias ! Les annonceurs, eux, auront plus que jamais besoin des agences. L'automatisation de l'achat média sera la prochaine révolution. Les annonceurs qui restent seuls dans leur coin n'en prendront jamais le train. Ils n'ont pas de quoi réaliser les investissements nécessaires et ont besoin des agences pour appréhender cette nouvelle facette de l'achat média.

Comment Dentsu-Aegis Media se prépare-t-il à cette révolution de l'automatisation ?

"Décloisonner créa, media et data pour arriver à un monde plus collaboratif"

Nous avions jeté les bases d'un grand plan de réinvention avant le début de la pandémie. Cette période si particulière reste propice au déploiement de ce grand plan. Il s'agit d'investir dans de la technologie pour gagner du temps dans la gestion des campagnes et le reporting des résultats. Il s'agit aussi d'être efficace le plus rapidement possible. Cela veut dire s'éloigner du mass media et de la logique d'arrosage au napalm qui va avec. C'est de la décroissance intelligente en quelque sorte. Dépenser plus intelligemment pour créer de la valeur. Concentrer le tir sur les bonnes personnes pour éviter le rejet de la publicité.

Nous avons une certitude : les agences doivent changer leur façon de procéder. Pour y arriver, il faut former nos collaborateurs en interne mais aussi casser les silos entre nos différentes activités (créa, media et data). Il faut arriver à un monde plus collaboratif, plus complémentaire. Je tiens à ce titre à féliciter nos 1 000 collaborateurs qui, confinés chez eux, font preuve d'un engagement sans faille. D'ailleurs, il est important de préserver ce lien fort avec les équipes en cette période d'éloignement. Nous communiquons plus que d'habitude, en interne, pour préserver ce sentiment d'appartenance.

Arrivé dans le groupe en 2012 pour diriger iProspect (après un premier passage entre 1999 et 2007), Pierre Calmard gère le développement des agences médias du réseau Dentsu Aegis Network en France (Carat, Vizeum, iProspect, Dentsu X et Amnet). Il est, à ce titre, en charge l'accélération et l'optimisation des métiers d'agence média à travers les enjeux de data, de programmatique, et plus largement de performance digitale.

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