Instacart : de la livraison de courses… à celle de publicités

Instacart : de la livraison de courses… à celle de publicités Le géant américain de la livraison de courses ambitionne de réaliser entre 10 et 20 milliards de dollars de revenus publicitaires. Il s'est entouré de nombreux experts de chez Facebook pour y arriver.

Qui mieux que la "Madame publicité" de Facebook pour présider aux destinées d'une société qui rêve de vendre des bannières sponsorisées par millions ? C'est sans doute le raisonnement qu'ont tenu les actionnaires d'Instacart au moment de nommer Carolyn Everson, ex VP global business de Facebook, au poste de présidente. Car l'Américain, historiquement spécialisé dans la livraison de courses ou quick commerce (alimentaires ou non) ne fait plus mystère de ses ambitions publicitaires. Instacart, qui propose depuis plusieurs années déjà des emplacements sponsorisés aux distributeurs qui utilisent son service de livraison, veut passer à la vitesse supérieure.

A l'aube d'une IPO que les analystes prévoient cette année, la société, qui est aujourd'hui valorisé près de 40 milliards de dollars, doit mettre le cap sur la rentabilité. Un cap difficile à tenir quand on opère sur un marché où les marges sont infimes voire inexistantes, comme c'est le cas de la livraison. D'où l'attrait de cette nouvelle ligne de revenus publicitaires…. "Le retail media, c'est près de 50% de marge brute aujourd'hui", rappelle Christophe Le Marchand, cofondateur de Make it Grow, cabinet spécialisé en la matière.

Instacart ambitionne de réaliser entre 10 et 20 milliards de dollars de chiffre d'affaires publicitaires d'ici quelques années

Le confinement, qui a fait gagner plusieurs années à l'e-commerce alimentaire, et le lancement d'une plateforme en self-service en 2020, qui a facilité l'achat de publicités par les marques, ont permis à Instacart de dégager près de 300 millions de dollars de revenus pubs l'année dernière. Cela représente 20% de ses revenus annuels (ils étaient de 1,5 milliard de dollars en 2020). Et la société basée à San Francisco ne veut pas s'arrêter en si bon chemin. Elle a d'ailleurs débauché une cinquantaine de collaborateurs de chez Facebook… rien que depuis le début de l'année. Selon The Information, Instacart ambitionne de réaliser entre 10 et 20 milliards de dollars de chiffre d'affaires publicitaires d'ici quelques années. Une performance qui l'installerait dans le to  10 des plus gros vendeurs de publicités dans le monde. Loin devant Twitter (4 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2020) et au pied d'un podium constitué de Google, Facebook et Amazon.

La comparaison avec Amazon, qui est devenu en très peu de temps la 3e force du marché publicitaire, est inévitable. Tout comme Amazon, Instacart veut aider les marques de la grande consommation à mieux communiquer en ligne. Un acteur comme Häagen-Dazs pourra ainsi mettre en avant l'un de ses produits, à condition que ce dernier soit disponible dans l'un des magasins dont Instacart assure la livraison. Tout comme Amazon, Instacart promet aux marques un retour sur investissement sans égal, tout simplement parce que ses utilisateurs sont en phase d'achat et donc plus enclins à se laisser séduire par une publicité. Et peut-être encore plus qu'Amazon, Instacart peut compter sur une clientèle très captive. "Les taux de répétition n'ont rien à voir avec ceux du commerce physique, voire même de l'e-commerce traditionnel", confie Henri Capoul, cofondateur de Cajoo, lui aussi spécialisé dans la livraison de courses en 15 minutes . "On est sur des produits du quotidien, donc des achats qui s'opèrent plusieurs fois par semaine, là où Amazon, comme il propose un temps de livraison plus long, a une fréquence d'achat plus espacée, qui se compte plutôt en semaines", poursuit le fondateur de Cajoo.

Un nouveau business qui déplait aux clients historiques

Les ambitions d'Instacart se heurtent néanmoins à celles de sa clientèle historique : les retailers, qu'on imagine peu enclins à partager les budgets médias de toutes ces marques de la grande consommation que les équipes d'Instacart approchent désormais. La digitalisation des accords de trade marketing (qui vont de la tête de gondole en magasin à la présence au sein du catalogue du distributeur) est un levier de croissance sur lequel ils sont nombreux à vouloir surfer. Le site The Information a d'ailleurs révélé que certains retailers avaient récemment décidé de se passer des services d'Instacart. Pas question de dépendre d'un acteur qui fait désormais office de concurrent… ou de le nourrir à renfort de données d'achats. Charge à Carolyn Everson de ménager la chèvre et le chou. En clair, s'assurer de la bonne coopération de cette clientèle qui constitue (pour encore longtemps) l'essentiel de ses revenus, tout en allant draguer des marques de la grande consommation qui vont dépenser près de 23 milliards de dollars cette année,  rien qu'aux Etats-Unis, en publicité digitale selon eMarketer.

Les challenges sont nombreux. Difficile de devenir un géant de la publicité en se cantonnant à son marché domestique, aussi important soit-il. A l'heure où les annonceurs nouent des accords mondiaux avec Facebook, Google et Amazon, Instacart va devoir s'ouvrir à de nouveaux marchés, en Europe et en Asie notamment, pour s'inviter à la table des négociations. Ce n'est, à en croire Henri Capoul, pas gagné. "Pas sûr qu'Instacart réussisse à convertir certains marchés européens à son offre. Je ne crois pas que les Français aient besoin d'un personnal shopper qui va en hypermarché à leur place. La livraison de courses en 15 minutes n'a d'intérêt pour l'utilisateur que si l'on est capable de lui proposer une offre différenciée." Une offre différenciée que seul les acteurs au modèle intégré, comme Gorillas ou Cajoo donc, seraient à même de mettre sur pied.

"Ce n'est pas évident de passer d'une logique de flux retail à une logique de flux media"

Instacart devra, en outre, prendre soin de ne pas rebuter ses utilisateurs les plus fidèles avec un trop plein de publicités. Il s'agit de ne pas inonder l'application de publicités… mais aussi de faire les bonnes intégrations technologiques. "Ce n'est pas évident de passer d'une logique de flux retail à une logique de flux media, prévient Christophe Le Marchand. De nombreux e-commerçants ont essuyés les plâtres en s'essayant à la publicité." Amazon est de ceux-là. L'e-commerçant, qui a lancé son offre publicitaire en 2016 en France, a mis un peu de temps à répondre aux attentes du marché. "On mettait plus de quatre heures à faire ce qu'on faisait en une heure sur Google au début", se rappelle Christophe Le Marchand. Car bâtir une technologie solide et efficace prend du temps. Et Instacart, comme Amazon avant lui, va vite s'en rendre compte. Il est par exemple impossible actuellement de sélectionner des mots-clés négatifs sur Instacart (mots-clés avec lesquels la marque ne veut pas être associée. "C'est pourtant important pour les marques", pointe Christophe Le Marchand.

Henri Capoul est de son côté plus optimiste. "Ce que l'on attend d'une application de livraison instantanée, c'est aussi qu'elle nous propose de nouvelles choses. La publicité, si elle est bien pensée, peut permettre cela", estime le Français, qui planche lui aussi sur le développement d'une offre publicitaire au sein de Cajoo et révèle qu'il testera "de nouvelles mécaniques et formats d'ici la fin de l'année." Le dirigeant reconnait que les défis sont nombreux, notamment, humains. "On a déjà des profils commerciaux, voire tech, qui nous permettent de faire ces tests et en grossissant, il nous faudra recruter pour monter en compétences." Mais le jeu en vaut la chandelle, assure-t-il. "La publicité, c'est l'avenir de tous les acteurs de la livraison de course." On imagine que les actionnaires d'Instacart sont on ne peut plus d'accord…