Hans-Holger Albrecht (Deezer) "La France ne pèse plus que 40% de nos revenus contre 80% il y a deux ans"

Stratégie internationale, évolution des relations avec les majors, concurrence, monétisation, nouveaux services...Le CEO de Deezer livre sa vision de l'évolution du marché de la musique en ligne.

JDN. En 2015, Deezer dénombrait 6,3 millions de clients dans 180 pays. Où en êtes-vous aujourd'hui ?

Hans-Holger Albrecht est le CEO de Deezer depuis février 2015? © Deezer

Hans-Holger Albrecht. Nous ne communiquons pas de chiffres plus récents mais nous sommes en forte croissance. Désormais, un peu moins de la moitié de nos revenus provient de nos partenariats avec des opérateurs télécoms (où Deezer est proposé en bundle, ndlr). Nous avons développé notre business B2C, c'est-à-dire les clients qui achètent un abonnement via notre plateforme directement. Nous avons également accéléré notre présence à l'international. Il y a deux ans la France représentait 80% de nos revenus contre 40% aujourd'hui. Le pays reste toujours notre premier marché, suivi par la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Plus globalement, l'Europe est la région où nous sommes le mieux implanté, suivi par l'Amérique Latine.

Où en êtes-vous sur le marché US, où Deezer s'est lancé en 2012 mais dont la présence reste assez anecdotique ?

Nous nous sommes lancés sur le marché américain dans le cadre d'un partenariat avec Cricket Wireless (dont le service Muve Music a été racheté par Deezer, ndlr) et AT&T. Deezer était alors uniquement disponible pour les abonnés de Cricket. Cette stratégie de lancement était moins risquée et moins coûteuse que de se lancer seul. Désormais, tous les Américains peuvent s'inscrire sur Deezer. Nous avons même ouvert un bureau à Miami, d'où nous supervisons les marchés US et latino-américain. Le marché nord-américain est toutefois très compétitif, raison pour laquelle nous nous ne voulons pas faire les choses seuls. Nous comptons poursuivre notre logique de partenariats en conservant ceux que nous avons avec Cricket, Sonos ou encore Bose, tout en continuant d'en chercher de nouveaux.

Comment se différencie aujourd'hui Deezer des autres plateformes de streaming ?

De plusieurs manières. D'abord d'un point de vue produit, nous avons lancé Flow, une fonctionnalité visant à personnaliser l'expérience d'écoute. En fonction des goûts d'un utilisateur, nos algorithmes et nos experts musicaux vont proposer à ce dernier des morceaux susceptibles de lui plaire. Nous avons aussi élargi notre catalogue puisqu'il est désormais possible de trouver sur Deezer des livres audio ou encore des podcasts. Nous ciblons les personnes qui souhaitent accéder à davantage de contenus locaux tout en bénéficiant d'une expérience d'écoute individualisée.

Quel regard portez-vous sur Apple Music ? Considérant qu'Apple déploie ses propres canaux de distribution grâce à la vente de ses smartphones et tablettes, est-ce votre plus sérieux concurrent ?

Je ne pense pas que les gens souscrivent à un service de streaming en fonction du smartphone qu'ils achètent. Tout comme Spotify, nous vendons d'ailleurs beaucoup de nos abonnements sur des appareils sous iOS. De plus, je trouve notre produit meilleur qu'Apple Music. La concurrence sur le marché du streaming musical a toujours été rude mais nous y sommes habitués. Il faut surtout noter que le marché dans son ensemble continue de grandir, il est assez gros pour faire vivre plusieurs acteurs.

Que ce soit Apple Music avec Drake, ou Tidal avec Beyoncé, beaucoup de vos concurrents misent sur l'exclusivité pour attirer de nouveaux clients. Est-ce une direction que vous comptez prendre également ?

"Le marché français est depuis longtemps bénéficiaire." 

Je ne pense pas que cette stratégie soit bonne ni pour l'industrie, ni pour les consommateurs. Le streaming a été adopté par les consommateurs parce qu'il simplifie la vie des gens. Plus besoin d'acheter des CD avec quelques singles ou de télécharger un morceau : toute votre musique est immédiatement accessible. Les consommateurs n'ont pas envie d'aller sur telle ou telle plateforme pour écouter un seul artiste.

Côté plateformes, il est également difficile de bâtir une proposition attractive pour le client en misant seulement sur une poignée d'artistes. De plus, si cette stratégie permet d'obtenir un pic d'inscriptions à un moment T, elle ne permet pas de fidéliser le client.

Comment se répartissent vos sources de revenus aujourd'hui et quelles sont vos éventuelles pistes pour en créer de nouvelles ?

La grande majorité de nos revenus provient de nos abonnements, la publicité ne pèse que 10%. Bien sûr nous réfléchissons à d'autres idées de monétisation, comme une meilleur qualité d'écoute, du merchandising ou même la vente de billets. Nous pourrions par exemple recommander à des artistes des lieux ou des villes où nous pensons qu'ils devraient se produire. Tout ceci reste à étudier car nous avons pour le moment encore beaucoup à faire pour augmenter les ventes de nos abonnements Premium.

Deezer ne réalise pas encore de bénéfices. Quand pensez-vous atteindre la rentabilité ?

L'entreprise serait immédiatement rentable si nous arrêtions de dépenser de l'argent en publicité et en acquisition clients, mais dans ce cas-là nous arrêterions aussi de croître. Il est possible d'atteindre la rentabilité lorsque vous êtes présent sur un marché pendant suffisamment longtemps. Le marché français est, par exemple, depuis longtemps bénéficiaire. Grâce à notre dernière levée de fonds, nous avons de l'argent en banque, ce qui nous permet d'être flexibles et de rester concentrés sur notre croissance.

Pourquoi avoir finalement décidé d'annuler votre entrée en bourse l'année dernière ? Est-ce partie remise ?

"La stratégie d'exclusivité des contenus n'est bonne ni pour l'industrie, ni pour le consommateur" 

Lorsque nous avions envisagé notre introduction en bourse, les conditions du marché étaient mauvaises. Nous n'avons d'ailleurs pas été la seule entreprise à y renoncer. Nous n'étions pas prêts à entrer en bourse à n'importe quel prix et à n'importe quelle valorisation. Nous avons donc choisi une meilleure alternative en nous tournant vers des investisseurs privés, comme Orange. Je ne peux toutefois pas vous dire ce qui se passera dans deux ou trois ans. Dans ce business, vous ne devez pas vous fermer de portes. Ce qui est sûr est que nous avons désormais de l'argent en banque, et donc plus d'options.

Parmi vos investisseurs, on trouve notamment le fonds américain Access Industries, propriétaire de Warner Music. Faut-il s'attendre à des synergies ?

Non, Access Industries est l'un de nos partenaires et un précieux soutien pour Deezer, mais nous comptons également d'autres labels parmi nos investisseurs. Je pense par exemple à Universal Music et Sony Music. Notre objectif est de travailler avec tous sans distinction.

Trouvez-vous que l'attitude des labels, longtemps réticents au streaming, ait évolué ? Ce modèle est-il également profitable pour les artistes ?

"Nous ne voulions pas entrer en bourse à n'importe quelle valorisation" 

Oui, de manière assez radicale même. Depuis de ma prise de fonction en février 2015, j'ai vu les discours et les mentalités des labels évoluer. Pour beaucoup, le streaming représente désormais le futur. En novembre 2016, Universal Music annonçait que la part des revenus tirés du streaming sur les neuf premiers mois de l'année s'élevait à 1 milliard de dollars ! Je pense que ce modèle est également bon pour les artistes, même si beaucoup se plaignent de ne pas être suffisamment bien rémunérés. Pourtant nous reversons une grande partie de nos revenus aux labels...

Vous avez dit être intéressé par des partenariats avec des plateformes proposant d'autres types de contenus, en citant notamment Netflix. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il est assez embêtant pour un consommateur d'être obligé de s'abonner à plusieurs services pour accéder à différents contenus, que ce soit à Canal+ pour du sport, à Netflix pour des films ou encore Deezer pour de la musique. Je trouve l'initiative d'Amazon avec son service Prime (qui permet d'accéder à des contenus musicaux et vidéo, ndlr) intéressante. Pourquoi ne pas imaginer proposer au consommateur un seul abonnement qui lui permettrait d'accéder à tous ses contenus de divertissement ? Il ne s'agit là que d'une idée dont il faudra discuter avec les acteurs de l'industrie de l'entertainment.

Hans-Holger Albrecht est CEO de Deezer depuis février 2015 et est aussi un membre de son conseil d'administration. Avant cela, il a été le président et CEO Millicom, un groupe média et télécom, ainsi que de Modern Times Groupe, une société de médias suédois. Auparavant, Hans-Holger Albrecht a également dirigé Viasat Broadcasting et travaillé pour le groupe RTL au Luxembourg. Il est diplômé d'un doctorat de l'université de Bochum et d'un master en Droit de l'université de Fribourg-en-Brisgau en Allemagne.