Jacques Priol (Civiteo) "J'aurais aimé voir la ville de Google se concrétiser, mais pas y vivre"

Fondateur de la société de conseil à destination des collectivités Civiteo, Jacques Priol a travaillé avec Google et Toronto sur leur projet smart city avorté en mai. Il analyse les raisons de cet échec.

JDN. Vous avez conseillé la ville de Toronto dans le cadre de son énorme projet smart city mené avec la filiale de Google Sidewalk Labs, dont on a appris l'arrêt brutal en mai. Vous venez de publier le livre "Ne laissez pas Google gérer nos villes !" qui relate cette expérience. Pouvez-vous rappeler en quoi consistait ce projet ?

Jacques Priol est président et fondateur de Civiteo. © Civiteo

Jacques Priol. C'était à la fois un projet très avancé, car 50 millions de dollars ont été dépensés en conception. Et en même temps un projet pas si avancé que cela, puisqu'aucune construction n'avait démarré. Il était encore temps de s'arrêter. Il faut comprendre qu'au départ, ce n'est pas l'ambition de Google, mais de la ville de Toronto, qui dispose d'une extraordinaire friche industrielle à quelques encablures de son quartier d'affaires et souhaite en faire un quartier du futur. Elle a lancé un appel à manifestation avec des ambitions folles, et c'est Google qui a apporté la réponse la plus conforme. A partir de là, ils ont eu 18 mois pour concevoir un projet.

En quoi Google s'est-il démarqué de ses concurrents ?

Qu'on aime Google ou pas, il faut reconnaître que c'était un projet bluffant. Pour rien au monde je n'aurais voulu y vivre, mais j'aurais bien aimé voir ce quartier sortir de terre. Pris isolément, chaque élément peut exister ailleurs. Mais le fait de créer un prototype à échelle 1 qui rassemble tout ce qui se fait de mieux dans la gestion innovante des villes, cela n'avait aucun équivalent en Europe ou en Amérique. En plus d'un pilotage de la ville par la donnée, il y avait aussi des innovations architecturales, énergétiques ou encore dans la collecte des déchets…

Sidewalk Labs assure que l'arrêt du projet est dû aux incertitudes économiques engendrées par la crise du coronavirus. Le projet n'était-il pas déjà dans l'impasse depuis que Toronto avait forcé Google à revoir ses ambitions à la baisse en octobre 2019 ?

Il est légitime de se poser la question, parce que la déclaration officielle de Google donne un indice de réponse. Sidewalk Labs dit que la crise va fragiliser le marché immobilier, et c'est un projet immobilier dans lequel Google devait se rémunérer en construisant puis en louant, il ne faut pas l'oublier. Mais plus précisément, Sidewalk affirme que la crise va rendre l'équilibre économique difficile sur 5 hectares. Ces 5 hectares ne sont pas anodins. Car en octobre 2019, la taille du projet a été réduite par la ville à 5 hectares, contre 77 auparavant. 

Il a également été demandé à Google de revoir sa copie sur la gouvernance et l'hébergement des données. Dans sa proposition initiale Sidewalk Labs a voulu faire signer à tous les partenaires du projet des accords qui lui donnaient l'exclusivité de la propriété intellectuelle des innovations développées, et ce dans le monde entier. Toronto a fait exploser cette vision en exigeant que les entreprises canadiennes conservent cette propriété intellectuelle, et qu'elle soit valable à l'échelle planétaire. Les autorités ont aussi refusé de les laisser concevoir les transports en commun du quartier. Il faut également rappeler que l'image du projet, qui a rencontré une forte opposition locale, s'était dégradée. Après ce recadrage, nous étions dans une phase durant laquelle Sidewalk Labs devait finaliser son projet en prenant en compte les remarques des autorités pour présenter une nouvelle copie le 25 juin. Toronto devait ensuite se prononcer pour dire si oui ou non le projet pouvait démarrer. Google plie donc bagage avant que ne tombe cette décision, et cela a pris tout le monde de court, y compris dans les équipes de Sidewalk Labs sur place. La semaine précédant l'annonce, nous avions encore des réunions de travail à distance avec elles.

Google a-t-il abandonné ses ambitions dans la smart city ? Est-ce qu'il pourrait essayer de travailler sur de plus petits projets, ou se trouver un autre méga projet, par exemple dans un pays du Golfe avec moins de régulations et d'opposition ?

Je ne vois pas l'intérêt pour Google de travailler à une plus petite échelle. Quant à inventer un système de ville automatisée dans un pays dictatorial, c'est à la portée du premier venu. L'enjeu était de construire un modèle dans un système démocratique. 

Google a-t-il développé des produits et connaissances intéressantes qui pourraient être réutilisées ailleurs ?

La collecte des déchets était novatrice : en plus d'être connectée, optimisée selon le niveau de remplissage des bennes et facturée en fonction des volumes, tous les déchets devaient être transformés sur place. Le système de voirie lumineuse devait être conçu par Colas (filiale du groupe Bouygues, ndlr), mais Google voulait s'en servir pour changer les usages des rues en fonction de l'heure ou du jour pour les rendre soit accessibles aux voitures, soit piétonnes. Autre point intéressant : Sidewalk Labs a conçu un dispositif d'information et de transparence à l'égard des citoyens sur l'ensemble des systèmes de captation et d'exploitation de la donnée dans l'espace public, qui couvre 25 types de capteurs différents. Je peux voir sur une application tous les capteurs qui se trouvent près de moi et les données qu'ils captent me concernant. Et sur un des derniers prototypes en cours de test que j'ai pu voir, je peux même effacer ces données. 

Quels enseignements les villes françaises et européennes pourraient-elles tirer de cette expérience ?

La première erreur a été de faire les choses à l'envers. Les autorités ont fait venir Google, puis l'ont laissé proposer un projet, au lieu de définir précisément ce qu'elles voulaient. La ville de Google aurait été efficiente, mais opaque et anti-démocratique. A partir de l'expérience de Google, il faut inventer une ville intelligente, transparente et démocratique. Beaucoup de villes ont un discours vertueux sur les données mais déploient énormément de capteurs sans en informer les citoyens ou leur demander l'autorisation. Aujourd'hui, il y a une obligation d'information pour les caméras de surveillance, mais rien sur les autres capteurs. Je travaille pour une quinzaine de villes et métropoles en France qui ont des projets smart city. Quand je leur demande comment elles informent leurs citoyens, elles répondent que ce n'est pas obligatoire car le RGPD ne l'exige pas. Au Canada, il n'y a pas de loi aussi puissante que le RGPD, mais la méfiance envers Google l'a forcé à produire des outils et un cadre de confiance autour de la donnée. Les collectivités en France n'ont pas cette exigence, et les grands industriels de la smart city n'ont pas intégré cette problématique à leurs offres. 

Après une carrière à différents postes de direction dans la fonction publique territoriale (ville d'Evry, conseil général de l'Essonne, conseil régional des Pays de la Loire), Jacques Priol a fondé en 2016 la société de conseil Civiteo, spécialisée dans les stratégies de la donnée auprès des acteurs public et des entreprises. Il publie en juin 2020 le livre "Ne laissez pas Google gérer nos villes ! " (Editions de l'aube), dans lequel il tire les enseignements du projet smart city mené par Google et Toronto, auquel il a participé.