Petits enhardis, géants bridés : les appels d'offres agitent le monde des trottinettes

Petits enhardis, géants bridés : les appels d'offres agitent le monde des trottinettes Le passage d'un marché libre à un modèle encadré chamboule le marché et les modèles économiques. Les mieux financés ne sont plus assurés de gagner, ce qui rééquilibre le rapport de force entre américains et européens.

Lorsque Lime puis Bird se sont lancées, avant d'être imitées pour une ribambelle de clones européens, les trottinettes en libre-service promettaient d'être un nouveau marché à conquérir dans la plus pure tradition start-up : une course aux levées de fonds entre une dizaine d'entreprises alimentant des déploiements rapides dans des dizaines de villes pour profiter de la prime au premier arrivé et des effets de réseau. Une promesse tenue jusqu'à ce que les autorités s'en mêlent face à la pagaille engendrée, en érigeant des barrières à l'entrée.

En Europe comme aux Etats-Unis, des villes ont organisé des appels d'offres ne retenant que deux ou trois opérateurs, prière faite aux autres de déguerpir. Marseille a été la première ville de France à en organiser un avant-même le vote de la loi mobilités (adoptée fin 2019, la Lom autorise ces appels d'offres), suivie par Paris en fin d'année (les résultats seront connus en mars). La plupart des grandes villes françaises devraient s'y mettre après les municipales. Un changement de paradigme qui va bouleverser le marché et le modèle des opérateurs.

""Ce n'est plus seulement la puissance capitalistique qui décidera des vainqueurs"

C'est d'abord un rééquilibrage du rapport de force entre les deux grands opérateurs américains que sont Lime et Bird, et leurs plus petits concurrents européens comme Voi, Dott ou Tier. "Ce n'est plus seulement la puissance capitalistique des Américains qui décidera des vainqueurs d'un marché", se réjouit Henri Moissinac, cofondateur de Dott. "Etre la société la mieux capitalisée nous donnait un avantage comparatif pour mettre en place rapidement d'importantes flottes", confirme Arthur-Louis Jacquier, directeur de Lime à Paris. Rencontrées l'année dernière par le JDN, les équipes des affaires publiques mondiales de Bird avaient également reconnu qu'elles étaient davantage favorables à un système plus léger d'autorisations pour toutes les entreprises remplissant certains critères, plutôt qu'à des appels d'offres.

Car pour Lime et Bird, passer d'un marché libre à un duopole ou triopole peut être très pénalisant : les sociétés sont numéro un et deux en parts de marché de la plupart des villes dans lesquelles elles opèrent. Il leur faudrait donc remporter un nombre considérable d'appels d'offres pour que leur chiffre d'affaires ne soit pas négativement impacté. Et même en les remportant, le nombre d'appareils autorisés pour chaque opérateur (par exemple 5 000 à Paris) est souvent inférieur à ce qu'ils déployaient auparavant en l'absence de régulations.

A l'inverse, c'est une opportunité pour les petits opérateurs européens, qui profiteront bien plus qu'un gros acteur déjà dominant de la disparition de concurrents, puisque leurs parts de marché étaient inférieures. "Beaucoup de nos concurrents n'ont aucune ville à plus de 1 000-1 500 appareils déployés, il faut avoir l'expérience opérationnelle pour gérer une flotte de 5 000 appareils", tempère Driss Ibenmansour, directeur général de Bird en France.

De nouvelles exigences

Si les appels d'offres ont le potentiel de redistribuer les parts de marché, qu'en est-il de la rentabilité ? Car le marché se rétrécit, mais de nouvelles exigences entraînant de nouveaux coûts peuvent apparaître. Par exemple, la mairie de Marseille a demandé aux opérateurs candidats à son appel d'offres de lui octroyer une commission sur les recettes réalisées (en plus d'une redevance annuelle comme dans d'autres villes), laissant chacun lui proposer un pourcentage. La cité phocéenne exige également des opérateurs qu'ils ramènent leurs trottinettes aux entrepôts tous les soirs.

"Ces exigences ont un impact négatif mais il est encore trop tôt pour dire si elles sont compensées, car nous observons aussi une augmentation du taux d'utilisation de nos appareils, avec des taux comparables à cet été, alors que l'utilisation ralentit traditionnellement pendant l'hiver", estime-t-on chez Bird. "Lorsque l'on passe de neuf opérateurs, dont certains inondent la ville, à trois avec des flottes fixes, bien sûr que c'est beaucoup plus rentable", tranche de son côté Lucas Bornert, directeur de Voi en France. L'entreprise suédoise, favorable à ce modèle depuis ses débuts, a selon lui gagné neuf des douze appels d'offres auxquels elle a participé, notamment en Allemagne et dans les pays nordiques, en plus de Marseille.

"Le temps de l'hypercroissance est terminé"

La limitation de la taille des flottes devrait en tout cas forcer les opérateurs à travailler sur l'un des paramètres cruciaux de leur rentabilité, le taux de rotation, c'est-à-dire le nombre d'utilisations par jour d'un même engin. Ils ne pourront plus augmenter le nombre d'appareils pour faire croître leur chiffre d'affaires, mais devront à la place optimiser le positionnement de leurs véhicules ainsi que leur logistique de maintenance et de recharge. Notamment grâce à l'arrivée de batteries amovibles (plus besoin de ramener la trottinette à l'entrepôt pour la recharger).

Conséquence ou coïncidence, le secteur est en plein changement de mentalité depuis environ six mois. Autrefois obsédés par la croissance et l'expansion géographique au détriment des profits, les dirigeants du secteur ne parlent désormais que de rentabilité. "Le temps de l'hypercroissance est terminé, nous sommes entrés dans une phase de consolidation et d'optimisation de notre business", confirme Driss Ibenmansour. Rien à voir cependant avec les appels d'offres, assure Henri Moissinac. "En se lançant à toute vitesse dans 40 villes, tôt ou tard, on perd tellement d'argent que ce sont les investisseurs qui mettent fin à ce modèle". "Tous secteurs confondus, le marché des levées de fonds est plus difficile, ce qui donne davantage de pouvoir aux investisseurs ", abonde Arthur-Louis Jacquier.

Certains mettent la pression sur leurs participations pour qu'elles atteignent la rentabilité, d'autres refusent de remettre au pot et exigent une sortie. En difficultés, l'allemand Circ a été racheté par Bird le 27 janvier, tandis qu'on apprenait le lendemain que B Mobility, qui n'avait jamais vraiment décollé à Paris, s'est retiré de la capitale et de quasiment tous ses autres marchés. Même les plus gros comme Lime rationnalisent : l'entreprise a décidé de quitter 12 marchés pas assez rentables début 2020.

Concentration accélérée

Ce mouvement de concentration pourrait être accéléré par les appels d'offres, par exemple avec le rachat d'un concurrent qui remporterait un marché d'importance mondiale comme Paris. Bird a déjà fait le coup l'année dernière, en rachetant son concurrent américain Scoot pour remettre un pied à San Francisco après en avoir été écarté par un appel d'offres. C'est d'ailleurs ce qu'il s'est produit à Marseille : en rachetant Circ, la société américaine contrôle deux des trois sélectionnés par la ville. Tandis que pour d'autres, une défaite pourrait être fatale.

Dott, start-up néerlandaise fondée par deux Français, mise presque tout sur Paris. La société a fait le choix d'investir beaucoup dans une poignée de villes (Paris, Lyon, Bruxelles, Munich, Turin), plutôt que de s'éparpiller dans des dizaines de localités comme ses concurrents. La perte du marché parisien représenterait donc une baisse de part de chiffre d'affaires bien plus grande pour elle que pour ses concurrents et impacterait significativement la valorisation de la société. "Mathématiquement, c'est vrai. Mais nous sommes très confiants et pensons que cette stratégie de bien faire le travail dans quelques villes va payer", rassure Henri Moissinac. Pertes sèches ou profits garantis : avec les appels d'offres, les start-up jouent quitte ou double.