Entreprise et territoire : une triple révolution est nécessaire

L'entreprise doit changer son rapport au territoire pour développer sa résilience mais aussi contribuer à celle de son écosystème, dans une relation gagnant-gagnant.

Longtemps, l’entreprise a été l’enfant gâté des territoires. Le primat de l’économie sur la société et l’environnement, paradigme imposé par l’avènement du néolibéralisme, a créé un rapport de supériorité entre l’entreprise, les autres corps sociaux (Etat, famille, associations, société civile, etc.) et les écosystèmes naturels. Les ressources naturelles étaient faites pour être prélevées, les ressources humaines pour être employées, le profit pour être maximisé.

Depuis, six limites planétaires[i], telles que le changement climatique et la biodiversité, ont été dépassées et la richesse s’est polarisée : les cinq personnes les plus riches du monde ont plus que doublé leur fortune (+114%) depuis 2020, tandis que près de cinq milliards de personnes se sont appauvries[ii]. En France, entre 2011 et 2021, les 100 plus grandes entreprises françaises cotées en bourse ont versé en moyenne 71% de leurs bénéfices sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Les dépenses par salarié ont augmenté de 22%, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57%[iii].

L’entreprise représente aujourd’hui une formidable arme de destruction massive du vivant et d’accroissement des inégalités sociales. Elle peut aussi, demain, devenir un extraordinaire levier de régénération des communautés humaines et des écosystèmes naturels. Pour cela, elle doit opérer une triple révolution dans son rapport au territoire :

Première révolution : inscrire l’entreprise et le territoire dans une relation d’interdépendance et de coopération

Rééquilibrer la relation entre l’entreprise et son territoire d’implantation implique trois transformations :

  • Passer d’une logique d’accaparation à une logique d’appropriation du territoire : connaître les écosystèmes naturels et humains, créer des liens, s’enraciner…
  • Reconnaître la double dépendance : dépendance des territoires vis-à-vis des entreprises pour créer du dynamisme et de l’attractivité mais aussi dépendance des entreprises aux territoires, en termes de services écosystémiques rendus, de résilience climatique mais aussi de potentiel humain et d’infrastructures publiques présents sur le territoire.
  • Passer d’une logique de compétition à une logique de coopération territoriale : comme l’a démontré le scénario à horizon 2050 de l’ADEME[i], la coopération à l’échelle des territoires est sans doute l’une des meilleures voix pour répondre à la crise climatique tout en continuant à créer de la valeur.

Deuxième révolution : faire du territoire le lieu d’une transition juste

Ce n’est pas le moindre des paradoxes : « la transition est spontanément inégalitaire » comme le rappelle le rapport Pisani-Ferry. Par exemple, le coût d’un véhicule électrique représente 2 fois le revenu annuel des ménages des deux premiers déciles contre 1,2 fois le revenu annuel des classes moyennes. La rénovation énergétique d’un logement correspond, quant à elle, à 1,5 fois le revenu annuel des 20% les moins riches. Les produits alimentaires biologiques coûtent 15 à 70% plus chers que les produits issus de l’agriculture conventionnelle.

Les entreprises doivent donc prendre en compte les limites planétaires mais aussi le plancher social dans leur chaîne de valeur. Cela signifie qu'elles ne doivent pas prendre des décisions écologiques sans considérer l'impératif de justice sociale. C’est ce qu’incarne la théorie du Donut développée par Kate Raworth[i], modèle qui doit servir de boussole aux entreprises

Par exemple, nombre de financeurs publics et privés, comme la Banque des Territoires, sont en avance de phase sur les questions de transition écologique, mais prennent peu à peu conscience que leurs financements contribuent à renforcer certaines inégalités dans les territoires. Elles doivent mieux prendre en compte la justice sociale dans leurs investissements et critères d’octroi de prêt. En effet, la transition écologique passera par la justice sociale et le soutien aux communautés locales ou ne se fera pas.

Troisième révolution : faire du territoire le lieu de la résilience de l’entreprise

A rebours du fantasme de l’entreprise monde, il faut penser l’entreprise à taille d’homme. Dans un contexte de crise systémique, environnementale, sociale, politique, informationnelle, la chaîne de valeur globalisée des multinationales n’est plus un atout mais une terrible vulnérabilité, le symptôme d’un colosse aux pieds d’argiles. Plus la chaîne d’approvisionnement est étendue, plus elle est exposée : crise sanitaire liée à la Covid 19, guerre en Ukraine, événements climatiques extrêmes…

A contrario, l’entreprise qui s’enracine dans un territoire, privilégie des fournisseurs locaux et des circuits courts, emploie et forme les talents de son territoire, partage la valeur créée avec ses parties prenantes, coopère avec les acteurs publics locaux, noue des partenariats avec des associations, contribue par ses impôts à la bonne gestion des infrastructures, cette entreprise-là crée les conditions de sa résilience tout en contribuant à celle du territoire.

 Pour relever ses défis économiques, environnementaux et sociaux, l’entreprise doit réinventer son rapport au territoire. Une entreprise enracinée, qui coopère avec les acteurs locaux et contribue à une transition juste, se donne non seulement les moyens de sa propre résilience, mais devient aussi un acteur clé de la régénération de la société et des écosystèmes naturels.

Gageons que les entreprises qui sauront s’inscrire dans une dynamique territoriale vertueuse, en intégrant les impératifs de justice sociale et environnementale au cœur de leurs stratégies, seront celles qui seront les plus pérennes. Cette triple révolution n’est pas seulement nécessaire ; elle est devenue inévitable.
 

[i] Raworth, K. (2018). La Théorie du donut. Canada: Place des éditeurs.

[i] ADEME. (2022). Transition(s) 2050.

[i] Richardson, K. et al. (2023). Earth beyond six of nine planetary boundaries. Science Advances, 9(37). https://doi.org/10.1126/sciadv.adh2458

[ii] Oxfam. (2024). Multinationales et inégalités multiples.

[iii] ibid