Galbraith : un précurseur du management contemporain
John Kenneth Galbraith est surtout connu comme l'économiste représentatif de ce que l'on peut appeler "la gauche américaine ". Mais quand on y regarde de près, on trouve dans son œuvre des contenus qui peuvent inspirer fortement les pratiques managériales contemporaines.
Pour situer Galbraith
Inspiré par Keynes, il plaide pour un développement raisonnable où le bien commun doit être posé comme une finalité. En ce sens, il est un tenant de l’économie-politique, car le bien commun ne peut être laissé à l’initiative du marché. Il s’opposera aux tenant du néo-libéralisme et ses échanges avec Milton Friedman chef de file de l’école de Chicago seront souvent acides.
Une perception précoce du nouveau contexte dans lequel les entreprises évoluent
Dès 1967, dans son livre "Le Nouvel État industriel", il perçoit que les entreprises vont désormais évoluer dans ce que nous nommons aujourd’hui "L’économie de la connaissance". Ça signifie qu’il a compris que la compétence collective et individuelle devient un atout majeur, qu’elle est un facteur de différenciation concurrentielle. Voici ce qu’il écrit : "Désormais dans une société opulente, ce n’est plus le capital qui est rare, mais la compétence".
Un enjeu est désormais pour les entreprises et les managers d’attirer, motiver et conserver les meilleurs. Si le capital financier reste nécessaire dans une entreprise, il n’est plus suffisant, voici ce qu’il note : "On est témoin dans le présent d’un nouveau transfert de pouvoir au sein de l’entreprise industrielle (entendons plus généralement la grande entreprise), cette fois du capital à l’intelligence organisée". Sans utiliser le terme, il fait de la ressource humaine une ressource stratégique.
Un nouvel enjeu managérial pour les entreprises
Dans des entreprises où la complexité technologique, administrative, planificatrice, marketing est de plus en plus forte, on ne peut plus travailler en silo (chacun dans son domaine), il faut désormais travailler pour prendre un terme actuel en transversalité. Toujours dans Le Nouvel État industriel, voici ce qu’il écrit : "Ce que demandent la technologie et la planification industrielle moderne est l’association d’hommes doués de connaissances techniques, d’expériences et de capacités différentes. […] La grande entreprise se présente comme une institution adaptée à la complexité et où l’on admet désormais l’interdépendance entre spécialistes".
Cette vision précoce trouve notamment son expression aujourd’hui dans le travail en mode projet où l’enjeu pour les managers est bien de faire travailler ensemble des personnes de compétences, d’entités, d’expériences différentes.
L’importance du traitement de l’information
Il a compris qu’une des caractéristiques des nouvelles formes d’organisation, c’est le développement du volume de l’information, les difficultés de sa circulation et la complexité de son traitement. Il montre comment l’information est la matière première qui conditionne la pertinence des prises de décision. Or, la circulation et le traitement de l’information ne peuvent se faire efficacement que si la coopération l’emporte sur la concurrence. Bel enjeu là aussi pour les managers : le partage de l’information et le fonctionnement collégial pour la traiter et décider. Citons à nouveau Galbraith, toujours dans Le Nouvel État industriel : "Les conditions primordiale de l’action de groupe ne sont plus l’indifférence, mais l’attention que l’on porte aux réactions des autres, non plus l’individualisme, mais l’adaptation et l’organisation, non plus la compétition, mais la coopération intime et constante". Sans les nommer ainsi, ce texte fait référence aux concepts et pratiques de "L’intelligence collective" ; il interpelle également sur l’importance des compétences émotionnelles pour développer le travail de coopération.
Sur les sources de motivation
Galbraith a compris que les sources de motivation traditionnellement exploitées à savoir l’argent et la recherche de sécurité qui permettent d’accepter différentes formes de contraintes déclinaient. Il note la primauté du besoin d’adhésion des personnes aux objectifs d’une organisation. En réalité, il fait référence à ce que nous appelons aujourd’hui la primauté du sens à la fois en termes de direction (où allons-nous ?) et en termes de compréhension (pour quelles raisons retient-on ces orientations ?). Nous savons que la motivation a plus de chances d’être au rendez-vous, si les orientations de l’organisation recoupent au moins partiellement celles de la personne et elle sera encore renforcée si les personnes peuvent participer à la définition des objectifs de l’organisation. A partir de là, il explique que pour obtenir un bon niveau de coopération sociale au sein d’une organisation, il faut remettre en cause les structures pyramidales classiques. Il va jusqu’à dire que "La notion d’une structure formelle de commandement doit être abandonnée". Ce dernier point est porté de nos jours par le modèle de "L’entreprise libérée". Il remet donc fortement en question la vieille anthropologie du labeur, de la nécessité et de la peine. Voilà donc encore de quoi inspirer nos pratiques managériales.
Sur le changement
Nous savons combien les problématiques de changement sont essentielles pour les entreprises et combien dans la pratique elles sont difficiles à piloter et à réussir. Galbraith pose quelques principes de conduite du changement au niveau d’un Etat, principes que nous pouvons transposer au niveau des entreprises. Voici ce qu’il en dit dans son ouvrage "La gauche américaine" : "Le changement est obligatoirement une transaction, c’est-à-dire une action commune qui relie, intègre, fait participer chacun et invite à partager une expérience". Il pose là quelques points capitaux à intégrer par les dirigeants et les managers dans la conduite du changement. L’idée centrale, c’est que le changement suppose une démarche participative, intégrant non seulement les décideurs mais tous ceux qui seront concernés. On est loin du changement imposé par le haut. C’est encore une fois un pari sur la promotion de l’intelligence collective. Il note également que le rôle de l’intellectuel, c’est de dépoussiérer les idées, si nous remplaçons intellectuel par manager, nous avons là un bel enjeu de posture et d’action pour les dirigeants et les managers.
Une nouvelle vision du travail
Dans son ouvrage "L’ère de l’opulence (1958)", il note qu’avec le développement du niveau de vie et les progrès de la productivité, la conception du travail doit évoluer. Il commence par dire que cela doit favoriser une diminution du temps travaillé. Ce qui en corolaire, doit accroître la liberté en termes de choix de vie. Une autre conséquence et un autre enjeu, c’est de rendre le travail plus agréable. Il note que si culturellement on finit par accepter l’idée de diminuer le temps travaillé, on a par contre dans de nombreux cas, beaucoup plus de difficultés à faire accepter l’idée que la tâche des personnes soit rendue moins pénible pendant le temps qu’elles sont à leur travail.
Mais il perçoit aussi que le rapport au travail évolue et évoluera chez les nouvelles générations pour lesquelles le travail ne comporte plus la vieille notion de souffrance, de fatigue, de douleur intellectuelle ou physique. Pour favoriser ces évolutions qualitatives il pari sur un levier essentiel, l’éducation/l’enseignement/la formation. Toujours dans "L’ère de l’opulence", il écrit : "L’enseignement est le facteur d’expansion essentiel, les investissements consacrés à l’éducation, aussi bien quantitativement que qualitativement, sont tous près de devenir l’indice de base du progrès social". Tout cela, rejoint des préoccupations très actuelles que l’on retrouve dans les démarches de QVT "Qualité de Vie au Travail" et dans le fait de devoir se former tout au long de sa vie.
Des pratiques communicationnelles favorisant la qualité des échanges
- A la suite d’échanges tendus avec l’économiste Robert Solow (théoricien de la croissance, prix Nobel d’économie en 1987), il pose quatre principes pour favoriser des échanges constructifs, examinons-les :
- Proscrire les attaques personnelles, donc baser l’échange sur un principe de respect inconditionnel des personnes,
- Argumenter sur des bases pertinentes (des faits vérifiés, pas des impressions, des idées préconçues, des croyances…)
- Ne pas faire intervenir l’intérêt strictement personnel, c’est donc une capacité à prendre en compte le cadre de référence, les attentes, les besoins, les objectifs… de l’autre
- Eviter les obiter dicta (soit dit en passant), en clair, c’est s’interdire d’intégrer dans l’échange des assertions fausses, non vérifiées, ou à des fins manipulatoires ou dans le but de disqualifier l’autre.
Ces principes peuvent tout à fait se transposer dans le cadre des échanges à promouvoir au sein d’une organisation, d’une équipe.
Pour conclure
Ces références empruntées à Galbraith nous rappellent finalement l’importance et la primauté du facteur humain dans nos organisations. Comment dans un monde économique dur, exigeant en performances, concurrentiel, bien traiter les personnes ? Il promeut très fortement les pratiques managériales directionnelles (donner du sens) et participatives. Il comprend que la coopération, la promotion de l’intelligence collective sont beaucoup plus fécondes que la mise en concurrence des personnes. Finalement il renvoie à cette équation managériale essentielle : comment concilier performance et bien-être ?