La grande démission est-elle une grande illusion ?

La grande démission touche le marché de l'emploi aux USA et se propage au reste des pays occidentaux depuis quelques mois. Quels sont les risques et opportunités liés à cette tendance ?

La grande démission touche le marché de l’emploi aux États-Unis depuis le printemps 2021 et se propage au reste des pays occidentaux depuis quelques mois. Le phénomène est apparu lorsque les économies sont sorties de la léthargie de la pandémie et que l’activité économique a explosé suite à de nombreux mois de ralentissement. Le besoin de main d’œuvre ayant soudainement explosé, les entreprises ont rapidement été en concurrence pour attirer les talents.

Le phénomène a été exacerbé par le rattrapage des démissions qui auraient normalement dû se produire, mais repoussées en raison de la crise sanitaire, et par l’explosion des cas de burnout... mais pas seulement ! Il y a ceux qui ne souhaitent pas reprendre leur vie professionnelle après des mois en télétravail et qui souhaitent désormais réinventer leur vie.

L’inflation des prix, une croyance d’un "mieux ailleurs" et un rapport de force qui s’inverse entre salariés et employeurs, finissent de conforter cette tendance qui devrait s‘installer dans la durée.

Quelques chiffres récents sur ce phénomène aux États-Unis (source : Willis Towers Watson's 2022 Global Benefits Attitudes Survey) :

  • Plus de 4 millions de personnes / mois quittent leur emploi aux USA depuis début 2022 et presque 48 millions d’américains ont franchi le cap en 2021 et démissionné (un record !)
  • 44% des employés Américain sont en recherche active de poste. Plus de la moitié de ces salariés évoquent la rémunération comme principal critère de motivation

En France, selon une récente étude OpinionWay, 35% des personnes sondées envisagent de quitter leur poste dont 42% pour les moins de 35 ans. Le volume des ruptures conventionnelles au nombre de 121 200 (hausse de 6,7 %, par rapport à 2019) et des démissions enregistrées au troisième trimestre 2021 au nombre d e445 000 (hausse de + 14,1 % par rapport à la même période en 2019) sont en nette progression, mais restent sans commune mesure pour le moment, avec les États-Unis.

Est-ce que parce que nous avons toujours travaillé de cette façon qu’il faut continuer ? Évidemment que non ! Il faut transformer notre rapport au travail : non seulement travailler différemment mais  travailler mieux. Il faut cependant nuancer l’euphorie qui entoure le phénomène, car d’importantes étapes restent encore à franchir pour que cette grande démission dans la forme que nous vivons actuellement ne devienne pas juste une grande illusion.

  1. Tout d’abord n’oublions pas que cette transformation s’appuie principalement sur la mise en place du télétravail. Les salariés n’y voient pour le moment que des avantages. Mais est-ce vraiment à raison ? La transformation se doit d’être réfléchie et accompagnée. Les risques à moyen terme d’isolement social et de développement de troubles psychologiques sont importants et souvent sous-estimés
  2. Les employeurs de leur côté y voient une opportunité pour optimiser leur structure de coût en basculant les collaborateurs en télétravail et/ou en flex office. Plus besoin de locaux aussi grands, voir plus besoin de locaux du tout. Mais outre l’argument économique, est-ce vraiment une bonne initiative ? comment créer une dynamique de groupe ou partager une culture d’entreprise sans jamais se croiser ? Comment créer un lien de confiance et une unité, un esprit de cohésion et d’équipe ?
  3. Le premier risque sous-jacent qui découle des deux premiers est celui de l’Uberisation de pans entiers de fonctions intégrées aujourd’hui dans les entreprises. De nombreux salariés qui s’inscrivent dans le mouvement de la grande démission font le choix de l’entreprenariat en créant des structures à un salarié sans réelle formation et sans accompagnement au risque de se retrouver dans quelques mois en grande difficulté financière
  4. Le second risque sous-jacent, est celui de la délocalisation internationale des collaborateurs. Si je ne partage jamais de moment en présentiel avec mes collaborateurs qui sont 100% en télétravail pourquoi n’optimiserais-je pas mes coûts en recrutant des compétences dans un pays à faible coût de main d’œuvre ?  Citons l’exemple de PayFit (gestion de paie en ligne), dont les salariés sont en télétravail à 100% en France. L’entreprise a ouvert, en mai dernier, un second site à Barcelone où 500 nouveaux postes sont à pourvoir en 2022. A Barcelone, ils sont sous contrat et rémunération espagnols. A ce titre, les pouvoirs publics devraient se préoccuper rapidement du phénomène, car l’impact sur les masses salariales et les finances publiques nationales seront sans commune mesure avec ce que nous avons connu jusque-là. Dans ce cadre, la question de la réglementation et du droit du travail pour les salariés travaillant de l’étranger grâce aux technologies numériques va vite devenir un challenge pour les états à forts coûts salariaux.
  5. Enfin de nombreux salariés se sont autorisés à rejoindre ce mouvement de grande démission en espérant subvenir à leurs besoins par une utopique éternelle croissance des marchés financiers (pour les USA) ou encore par le matelas économique du chômage en France. Mais qu’en sera-t-il lorsque le contexte économique sera moins favorable et qu’une crise économique de type de celle de 2008 surviendra ?

Alors, cette aspiration au changement au travers de la grande démission n’est-elle pas une phase intermédiaire en attendant de poser sereinement les bases d’un nouveau monde du travail ?

La pandémie a montré qu’une autre organisation du travail était possible. De nombreuses entreprises testent la mise en place de la semaine de quatre jours, par exemple. L’Islande, qui l’a expérimentée auprès de 2 000 salariés entre 2015 et 2019, a récemment présenté des résultats encourageants. L’Espagne va elle aussi, dès cette année, lancer un test grandeur nature sur la semaine de quatre jours.

Le changement est donc en marche, et toute résistance ou tentative de marche arrière est désormais inconcevable. Les prochaines années vont être les années de la grande réinvention du travail. Et pour y parvenir, il faudra construire nos fondamentaux sans précipitation et avec préparation.

Il va falloir se réinventer collectivement et dans un cadre législatif approprié et raisonné/réfléchi en plaçant l’humain et son bien-être au centre des préoccupations.