Depuis que la technologie est devenue accessible, les talents sont la clé de la compétitivité !

Ce n'est un secret pour personne et quel que soit le secteur d'activité aux quatre coins du monde, on n'entend que ce mot, comme un leitmotiv : la "guerre des talents" !

Derrière cette expression passe partout se cachent de vraies difficultés de recrutement et de fidélisation pour les entreprises nationales et internationales. Dans la tech, c’est encore plus prégnant, tant cette pénurie pousse même à mettre en place des stratégies et des politiques étatiques sans précédent pour attirer ces talents. Cette guerre fait rage en coulisses pour attirer des ingénieurs, des développeurs de logiciels et des chercheurs dans des domaines stratégiques, complexes et spécifiques tels que la cybersécurité, les applications de l'intelligence artificielle, la blockchain, le cloud et la data au sens large.

Regardons de près qui sont ces talents pour lesquels tout le monde se bat ? Quelles sont les spécificités de ces talents Tech ? Dans quel contexte intervient cette « nouvelle compétition » ? Quel est le lien entre la souveraineté numérique et les talents tech ? Et quelles sont les pratiques pour attirer les meilleurs talents ?

La pénurie de talents, ne date pas d’aujourd’hui !

En effet, la situation présente est la suite logique de cette perturbation majeure que le monde a subi ces 10 dernières années et qui s’est accentuée par suite de la parenthèse liée à la Covid. En France, le recrutement dans la Tech n’a jamais été un long fleuve tranquille, mais il a été moins affecté par cette crise économique alors que le PIB a chuté de 8,3 % en 2020 et que l’Insee a noté une forte baisse de l’emploi entre fin 2019 et fin 2020 : (–) 261 000 après (+) 406 000 l’année précédente[1].

La pandémie a fondamentalement changé la façon dont les employés perçoivent leur travail, leur carrière, leur employeur et même leur vie dans son équilibre global. Beaucoup ont changé l'orientation de « l'endroit où ils travaillent » à « la raison ou le sens pour lesquels ils travaillent » ou encore le choix de « le secteur d’activité »[2]. 58% des 10 000 travailleurs interrogés dans une étude réalisée par Bain et Dynata ont déclaré que la pandémie les avait obligés à repenser leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée ainsi que l'émergence de nouvelles attentes[3].

En France, et avant même cette crise et ce questionnement sur le sens du travail, il manquerait structurellement presque 20.000 ingénieurs informatiques par an. "Les entreprises ont du mal à recruter des ingénieurs parce qu'on n'en fabrique pas assez […] Quelque 38.000 nouveaux ingénieurs se présentent chaque année sur le marché du travail en France, alors qu'il en faudrait environ 60.000"[4], a résumé Marc Rumeau, président de l'IESF[5]. La pénurie d’ingénieurs est assez généralisée et touche plusieurs secteurs d’activité parmi les plus stratégiques comme le nucléaire, les énergies ou la géotechnique. « L’économie française a besoin de 50 000 à 60 000 nouveaux ingénieurs diplômés par an, alors que les écoles françaises n’en forment que 40 000 actuellement » selon Pierre Verzat, président de Syntec-Ingénierie[6]. Ce phénomène n’est pas centré sur la France, même les États-Unis connaissent une pénurie persistante depuis plusieurs années. Le chiffre faramineux de plus de 500 000 postes vacants a été publié par le site code.org[7], soit dix fois plus que le nombre annuel de diplômés en informatique formés aux Etats-Unis.

Des générations différentes mais des attentes qui convergent

Si nous revenons un peu à ces différentes générations de travailleurs qui se côtoient dans les entreprises tous les jours, des centaines d’études en sciences sociales et en marketing des produits ont été rédigés pour les comprendre, les servir et les fidéliser, mais sont déjà caduques aujourd’hui. Les générations qui composent la société actuellement peuvent être regroupés en 6 catégories :

  • Baby-boomers : naissance entre 1946 et 1964
  • Génération X : naissance entre 1965 et 1979
  • Génération Y : naissance entre 1980 et 2000
  • Génération Z : naissance à partir de l’an 2000
  • Génération Alpha : naissance après 2010
  • Génération Beta : naissance après 2020

Nous avons distingué ces générations selon leurs dates de naissance, et au-delà de leur différence d’âge, de mode d'éducation, de vécu et de transition dans les différents mutations de la société, elles n’ont pas la même sensibilité, ni même les mêmes attentes face au travail.

Les baby-boomers et la génération X sont ceux qui sont les plus engagés dans leurs postes et se sentent concernés par les entreprises pour lesquels ils travaillent et les clients à qui ils offrent des produits et des services. Pour les plus jeunes, les générations (Y et Z), celles du smartphone, recherchent toujours la nouveauté qui se matérialise par le changeant fréquent de postes ou d'employeur, voire de région ou de pays. Ces générations cherchent à appartenir à un groupe de personnes, défendre des valeurs ou un idéal, mais surtout souhaitent avoir un temps pour la vie sociale et des loisirs qui soit très rempli.

Les nouvelles générations dont les Alpha qui arrivent sur le marché du travail, n’ont aucune référence au monde ancien, le nôtre pour la plupart d’entre nous. Cette génération avale le numérique, l’intègre et en fait le prolongement de sa vie virtuelle, fait du « green » et des nouveaux modes de consommation un totem d’actualité et de principe pour faire valoir une engagement qui rassure. Tout comme nos enfants et nos jeunes collaborateurs, la plupart sont inquiets et sincères quant à leurs intentions de réduire leur impact sur le climat même si elles ne savent comment faire et par où commencer. In fine, le monde physique et celui de l’entreprise sont accessoires dans leurs préoccupations.

Les exigences de ces nouvelles générations, la façon dont le monde s'est adapté au travail au cours des deux dernières années, la conscience environnementale et la primauté de la vie privée et sociale, notamment, ont brisé pas mal de stéréotypes répandus sur les employés et leurs entreprises. Ce qui a irréversiblement changer la manière d’attirer et retenir les talents en technologie notamment au vue des priorités et des attentes d'une nouvelle génération de main-d'œuvre flexible, sensible aux questions sociétales et environnementales liées au monde digital, connectée, volatile, mobile, décomplexée et exigeante.

Même les géants de la technologie qui ont été parmi les pionniers dans les innovations liées aux environnements de travail, le Flex, l’hybride, la gamification du travail, etc… ont du mal à suivre le rythme qu’induit tous ces bouleversements. Une étude de NearForm[8] a révélé que 81 % des professionnels de la technologie travaillant pour des entreprises de plus de 500 salariés, pensent que leurs employeurs auront du mal à trouver et à retenir les talents, contre seulement 43 % des personnes travaillant pour des entreprises plus petites et plus agiles.

Loin de créer une rupture avec les anciennes générations, ces nouvelles vagues de jeunes qui arrivent avec leurs ambitions, leur vision du monde ainsi que celui de l’entreprise et de monde de travail, sont en train de rallier à eux les anciens dans cette dynamique et cette approche différente de la vie et du travail.

Priorités modifiées dans le recrutement en Tech

Le marché de l’emploi Tech est redevenu particulièrement dynamique depuis l’année dernière[9]. 2023 s’annonce sur la même dynamique que ce soit pour l’emploi de jeunes ou des plus expérimentés. Ce sont bien les emplois des jeunes et aussi des « experts » qui sont tous les deux en tension. La France n’a jamais autant embauché dans le domaine de la technologie, mais aussi n’a jamais subi une aussi grande érosion de ses talents vers l’étranger. Même en Autriche les ingénieurs français sont très demandés[10]. Mécaniquement, lorsque le nombre de candidatures reçues diminue car il n’y a pas assez de profils en mobilité ou de jeunes sortis d’école, le nombre de candidats potentiels est très bas, partagé entre plusieurs concurrents, créant ainsi ce phénomène de pénurie de main d’œuvre. Cette réalité est confirmée par une étude d’Isarta datant de fin 2021[11] et selon laquelle 95% des employeurs estiment qu’il est plus difficile de recruter aujourd’hui qu’avant la pandémie, et 82% déclarent recevoir moins de candidatures qu’auparavant alors que le marché est en nette reprise.

Les problèmes actuels du recrutement dans le secteur de la tech ne sont pas centrés sur la France car les entreprises des pays voisins tels que l’Allemagne, l’Angleterre et les Pays-Bas connaissent également cette pénurie de talents qui les pénalise fortement dans leur croissance.

L’un des freins qui accentuent cette crise reste le recours modéré, voire insuffisant, des entreprises françaises au marché mondial alors que la guerre des talents se mondialise. Selon un rapport de Tech Talents 2022, seuls 11% des recruteurs français embauchent à l’international contre 40% des entreprises néerlandaises, 25% des entreprises britanniques, 23% des entreprises allemandes et 20% des entreprises américaines qui font appel à des candidats vivant en dehors de leurs frontières[12].

La bonne santé des Start-up françaises en 2022 s’est confirmée. Dans la FrenchTech, 735 sociétés ont levé 13,5 milliards d’euros pour financer leur développement[13] poussant le gouvernement à mettre en place une nouvelle stratégie « Welcome to la French Tech » pour accueillir plus de talents internationaux dans l’écosystème tech français[14].

La puissance et l’influence d’un pays se mesurent certes par le PNB, le soft power et son rôle dans le jeu de pouvoir dans la géostratégie mondiale, mais aussi par sa capacité à attirer des talents, chercheurs, enseignants, diplômés spécialisés… au poids des publications scientifiques et de leur classement, aux prix gagnés dans la recherche scientifique, académique et aux innovations de ses entreprises.

L’American Jobs Plan annoncé par la Maison Blanche prévoit l’engagement sur 8 ans de plus de 2 200 milliards de dollars pour "imaginer et construire une nouvelle économie.” Les États-Unis sont les plus prolifiques des pays développés en investissement dans la recherche[15]. Depuis 2018 ils ont déjà injecté 1 300 milliards de dollars tout en captant, avec la Chine, l’essentiel des financements dans les secteurs technologiques d’avenir dont l’IA. Pas étonnant que certains chercheurs du CNRS (avec un budget 2022 de 3,82 Md€) soient tentés de s’expatrier[16].

Une souveraineté numérique sans talents, c’est comme un corps sans âme !

Il est vrai que nous parlons souvent de l’obligation stratégique d’une souveraineté française ou européenne comme un graal dans les secteurs de l’industrie, de la défense, de la santé, de l’alimentation, de l’énergie ou des technologies notamment. Mais sans les talents, sans les compétences, sans les cerveaux, cela restera un vœu pieux. Il est évident que cette stratégie doit intégrer cette dimension « talents » qui est devenus centrale.

Beaucoup d’analyses et d’études centrées sur la tech présentent des perspectives teintées d’un certain pessimisme. Je ne partage pas du tout cette vision défaitiste. Il est vrai que du retard a été pris et des erreurs stratégiques ont été commises, mais je garde espoir et ce pour plusieurs raisons :

1.       L’excellence de la formation d’ingénieurs à la française : A titre d’information et de rappel, la formation des ingénieurs aux États-Unis a été inspirée par le modèle français. La première formation d’ingénieurs aux États-Unis remonte à 1818, date de la réorganisation de l’Académie militaire de West Point sur le modèle de l’École polytechnique.

2.       La réforme Blanquer du lycée qui a supprimé les mathématiques du tronc commun dès la classe de première a été révoquée. Cette réforme a provoqué une érosion des candidatures, notamment féminines, depuis bientôt 3 ans. Les mathématiques seront obligatoires pour tous les lycéens de filière générale, dès la classe de première, à la rentrée 2023. Une renaissance…

3.       Promouvoir l’éducation numérique dans les systèmes éducatifs français et européens. Former aux coding en même temps que l’apprentissage des langues sans bien sûr ambitionner que tous seront des développeurs. Ce sont des compétences dont ils auraient besoin et cela permettra de mettre en adéquation les compétences actuelles avec les demandes des entreprises dans divers secteurs. Ca commence tout doucement, mais il faudra passer à l‘échelle.

4.       La guerre froide technologique entre la Chine et les Etats-Unis, laissera la place à l’Europe. Le retour d’un protectionnisme classique commercial poussera l’Europe à fabriquer par elle-même les produits incontournables pour assurer sa croissance et sa souveraineté, et par conséquent attirer des talents jusqu’au là désintéressés de l’Europe.

5.       La fin du modèle « fabless » - sans usine.  Une stratégie inefficace qui a conduit l’Europe à délocaliser ses centres de production afin de se concentrer sur la conception des produits. Cette orientation a eu un impact désastreux sur l'industrie et sur les formations industrielles des jeunes générations. Une politique réindustrialisation rimera avec les retour des talents, des formations et de la reconversion, en s’alliant à certains pays émergents proches de l’Europe surtout en Afrique.

6.       L’ouverture sur une politique migratoire centrée sur les talents dans une perspective gagnant-gagnant avec les pays partenaires. Les pays émergeants en voie de transformation numérique disposant déjà de formations structurées peuvent les enrichir pour couvrir les besoins du marché local et ceux des pays européens sans créer d’hémorragie regrettable[17]. Les entreprises et les écoles françaises auraient tout intérêt à s’allier pour créer dans ces pays des formations numériques fondées sur l’utilisation des technologies françaises ou européennes et éviter de renouveler l’échec de la politique de fermeture suédoise[18].

7.       Se projeter au-delà des frontières et considérer que le marché cible est mondial. Le marché domestique français ou européen est très limité pour assurer la pérennité d’une entreprise technologique et le maintien de ses compétences et de ses talents.

8.       Encourager et valoriser la féminisation des métiers de la Tech. Les femmes sont sous-représentées dans les domaines de l'ingénierie et les technologies de l'information. Que ce soit dans les orientations académiques et scientifiques ou dans les choix professionnels.  Les femmes constituent un réservoir inestimable qu’il faudra investir et encourager loin des préjugés et des freins qui ont prévalu jusqu’à maintenant.

Les études et les recherches sur le travail dans le milieu de la tech montrent que les comportements au travail et les aspirations ne sont pas très différentes entre les générations les plus âgés et les plus jeunes, les hommes et les femmes, les locaux et les étrangers. En fait, chaque génération vit avec son temps et son époque, dans un monde des plus ouvert et connecté.  Face au travail, chacun cherche un peu la même chose, à savoir une mission épanouissante dans une bonne ambiance de travail pour pouvoir se donner pleinement à sa famille, à ses loisirs ou à ses passions sans contraintes de temps ou d’espace. Bref s’adapter au monde d’aujourd’hui pour attirer les talents de demain afin de garantir la croissance de nos entreprises.

[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5897374

[2] https://www.linkedin.com/pulse/navigating-great-reshuffle-ryan-roslansky/

[3] https://www.bain.com/fr/a-propos-de-bain/media-center/communiques-de-presse/france/2022/L-avenir-du-travail-Plus-humain/

[4] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/ingenieurs-beaucoup-de-postes-a-pourvoir-en-france-mais-de-grosses-difficultes-pour-recruter-selon-une-etude-6eba93a2ba3f74614087e9a5721c727a

[5] C’est la fédération indépendante et apolitique des « Ingénieurs et Scientifiques de France » (IESF) qui les représente.

[6] https://www.studyrama.com/formations/filieres/ecoles-d-ingenieurs/on-ne-forme-pas-assez-d-ingenieurs-en-france-interview-109209 

[7] Le site www.code.org, promeut l'enseignement du "coding" (la programmation) à l'école.

[8] https://www.nearform.com/inform-tech-talent-report/

[9] https://statistiques.pole-emploi.org/bmo

[10] https://lepetitjournal.com/vienne/emploi/franck-runge-servithink-communaute-des-francais-autriche-travail-354285

[11] https://isarta.fr/infos/la-pandemie-a-bouleverse-le-recrutement/

[12] https://www.helloworkplace.fr/talents-tech-recrutement-international/

[13] https://www.journaldunet.com/web-tech/start-up/1513755-apres-la-crise-les-startups-de-la-french-tech-sont-de-retour/

[14] https://www.welcometofrance.co 

[15] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/03/31/fact-sheet-the-american-jobs-plan/

[16] https://www.aefinfo.fr/depeche/670006-cnrs-un-budget-2022-de-382-md-35-qui-pose-des-jalons-pour-l-avenir-christophe-coudroy-et-sabine-deligne 

[17] https://medias24.com/2019/03/25/french-tech-visa-la-fuite-des-informaticiens-marocains-saggrave/

[18] https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/02/15/emploi-les-pays-europeens-face-a-la-penurie-de-profils-qualifies_6113698_3234.html