Un mode de leadership spécifique à la culture latino-américaine ?

Faire des affaires en Amérique Latine ou avec des partenaires issus de cette région exige de connaître les ressorts de cette culture sud-américaine. Loin des clichés et des idées toutes faites, voici quelques clés pour aborder au mieux ces populations.

Depuis une dizaine d’années au moins, l’Amérique Latine développe à rythme soutenu ses capacités démocratiques et économiques, sans trop de heurts. Elle a accueilli plus de 100 000 migrants espagnols en 2010, renversant pour la première fois le flux migratoire entre les deux côtés hispanisants de l’Atlantique. Elle attire les entreprises européennes et leurs (jeunes) managers. Négocier et travailler avec des équipes latino-américaines devient une problématique réelle mais souvent ignorée. En effet, nombre de managers européens ont le sentiment d’une forte proximité avec les valeurs méditerranéennes et sous-estiment les différences culturelles, ou plus précisément l’impact de leurs modes de pensée et de conduite sur leurs interlocuteurs.

Dans quel contexte culturel évoluent ces managers ? Quelles attentes doivent-ils gérer dans leurs équipes quant à leur rôle de leader ?
Il existe une forte homogénéité de valeurs sociétales entre les salariés des différents pays latino-américains. Du Mexique au Chili, les employés et les managers aspirent à vivre dans des sociétés (et à travailler dans des organisations) caractérisées par une distribution nettement plus égalitaire du pouvoir, des structures collectives et des institutions nettement plus fiables et protectrices, des niveaux de risque et d’incertitude quotidienne nettement moindres que ce qu’ils vivent actuellement. Notons toutefois une exception, le Costa Rica, où les aspirations sont les mêmes mais où le vécu actuel est évalué plus positivement par les enquêtés.
Ce décalage entre vécu et aspirations est le moteur de profonds changements vers des formes de démocraties apaisées et vers des organisations participatives. L’aspiration existe peu ou prou dans tous les pays du globe, mais la force du désir de changement n’est nulle part aussi intense et partagée qu’en Amérique Latine.
Parallèlement, les aspirations relatives au comportement des dirigeants d’entreprise, s’harmonisent au niveau mondial. Ainsi, les managers et salariés attendent de leurs dirigeants les mêmes compétences clés, quel que soit le contexte culturel : la capacité à créer et partager une vision du futur qui inspire les « suiveurs », l’intégrité, l’orientation à la performance, la capacité à travailler en équipe et à faire participer les autres aux décisions.
L'Amérique Latine se distingue ici par le fait que, sur tous ces axes, les attentes sont plus élevées que partout ailleurs dans le monde. En résumé, pour se faire accepter, un leader «global », devra se montrer, à la fois, très charismatique, très exigent pour lui-même et les autres, très participatif, et très humain (à l’écoute, sensible, modeste). Ce dernier point marque d’ailleurs une différence forte avec les pays européens, où les leaders sont moins attendus sur leur empathie et leur sensibilité, tout spécialement en France.
Enfin, plus que partout ailleurs dans le monde, mais c’est un facteur de moindre importance, les dirigeants doivent se montrer bon gestionnaires pour être crédibles aux yeux de leurs employés latino-américains.

L’apparente proximité culturelle : l’arbre qui cache la forêt
L’ouverture au changement, doublée de la flexibilité et la proximité relationnelle latino-américaine, amènent souvent les managers européens à croire qu’ils ont obtenu l’assentiment ou qu’ils ont convaincu leurs interlocuteurs. Rien n’est moins sûr. En Amérique Latine, maintenir un climat cordial et apaisé est une priorité, et pour cela il importe d’abord et surtout de construire de forts affects positifs et d’éviter la contradiction, surtout envers les supérieurs hiérarchiques. En Espagne aussi, tutoiement et plats partagés en piquant dans la même assiette ne font pas oublier qui est le chef à l’heure de la décision. Mais préalablement, la discussion est (plus ou moins) ouverte aux arguments des uns et des autres, et à l’issue de la prise de décision, les mécontents manifestent, parfois bruyamment, leur insatisfaction.
En Amérique Latine, le manager étranger peut facilement se méprendre. Ses propositions et plans d’actions seront le plus souvent plébiscités et il suscitera l’engagement enthousiaste de ses « suiveurs », sans véritable débat. C’est tout simplement parce que pour les latino-américains, le débat, avec ses arguments confrontés, n’est pas un mode commun de communication, encore moins en groupe, afin de préserver l’harmonie collective. Et moins encore avec un chef. C’est ici l’héritage de trois siècles de joug colonial qui s’exprime, et non une forme d’hypocrisie.
Le manager étranger se sera aussi sans doute projeté dans le futur, et ses interlocuteurs aussi. Il espère ainsi anticiper les efforts et difficultés à venir et planifier des actions concrètes. Pas ses interlocuteurs ! Ils vivent dans l’ici et maintenant et se projeter dans le futur a pour but essentiel de renforcer les liens présents, meilleur gage de succès du projet à venir. Pour ce faire, il importe donc de s’en faire une vision positive et de rassurer son interlocuteur du « premier monde », quitte à lui promettre l’irréalisable.
Enfin, ce que le manager interprétera comme du charisme de sa part («je donne l’exemple en décidant et en prenant des risques !») sera vécu au mieux comme de la compétence administrative (« il sait de quoi il parle ») et plus probablement comme un éblouissement castrateur (« il a l’air tellement sûr de lui-même que je ferais mieux de m’effacer! »). Attention toutefois ! Le manager qui jouerait « l’idiot » pour susciter la participation de son équipe (« aidez-moi, je ne sais pas faire ! ») ne sera pas mieux considéré que celui qui délèguera de façon directive. Le premier cas sera assimilé à un manque de compétence administrative ou une fuite devant les responsabilités, et le deuxième à un manque d’humanité et de modestie.
La relative et apparente proximité culturelle peut donc être l’arbre qui cache la forêt. Il s’agit pour notre manager de trouver une voie subtile au sein des paradoxes apparents entre aspirations exprimées et valeurs démontrées dans l’action chez ses interlocuteurs.