Délocalisation des centres d’appel : un choix déjà dépassé ?

Bien davantage que des mesures protectionnistes, c’est le libre fonctionnement du marché et la demande croissante des clients pour un service de qualité qui donnera un avenir aux centres d’appel français.

« Il est intéressant de noter que, de chaque côté de l’Atlantique, les centres d’appel deviennent un enjeu national : aux USA, Barack Obama tente de les faire revenir d’Inde ; en France, le choix par l’Ile de France – représentée par son syndicat des transports – d’un prestataire marocain pour ses relations clients a provoqué un tollé général », observe Aude de Thuin, fondatrice du Women’s Forum for the Economy and Society, dans un récent ouvrage[1].
De fait, la localisation des centres d’appel est devenue, en Occident, un enjeu symbolique de la mondialisation, cristallisant notamment les craintes de délocalisation et les espoirs de voir les pouvoirs publics réguler voire empêcher celles-ci. Le tollé provoqué, durant l’été 2012, par le Syndicat des transports d'Île-de-France (Stif), autorité organisatrice des transports en Ile-de-France, lorsqu’il a choisi après appel d'offres, un prestataire disposant d'un call center au Maroc, révèle la sensibilité du sujet.

Il est vrai que cette décision menaçait 80 emplois sur le territoire français. De quoi émouvoir légitiment l’opinion publique et déclencher l’ire du ministre du Redressement productif, le bouillant Arnaud Montebourg, qui avait aussitôt déclaré être intervenu auprès de l’exécutif régional. « J'ai dit à M. Huchon qu'il était utile de reconsidérer la décision en remettant l'appel d'offres sur le métier », avait-il notamment déclaré avant d’ajouter, amer : « Nous nous battons pour les relocaliser, ce n'est pas pour accepter qu'on les délocalise [2] ! »

 

Un beau volontarisme de la sphère publique qui s’est, hélas, heurté au… Code des marchés publics ! « Le Stif n'a eu d'autre choix que d'attribuer le marché à une entreprise dont le centre de traitement et d'appels est situé au Maroc, évidemment moins disante que sa concurrente dont le centre de gestion est implanté sur le territoire français », avait souligné le président de la région Ile-de-France dans un courrier adressé à Arnaud Montebourg. Une triste réalité validée par le Président de la République lui-même. Soucieux de mettre un terme à la polémique, François Hollande avait en effet tranché : « il y a des règles en matière de marchés publics, elle ont été respectées dans ce cas ». Et de tacler son ministre en mettant en garde contre la « surenchère protectionniste »[3].

 

Reste qu’Arnaud Montebourg n’est pas le seul à s’être illusionné sur la capacité à enrayer la délocalisation des centres d’appel en recourant à l’action publique. Deux ans auparavant, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le secrétaire d'Etat à l'emploi, Laurent Wauquiez s’était également saisi du dossier, lançant même l’idée de rassembler "des assises des centres d'appels", et allant jusqu’à promettre une prime symbolique pour encourager la création de centres d'appels en France [4]. Un dispositif également impuissant à enrayer l’hémorragie, tout comme celui mis en place cinq ans auparavant par Jean-Louis Borloo qui avait passé un accord avec les professionnels. Si bien qu’entre 2005 et 2010, le nombre d’emplois créés à l’étranger dans ce secteur aurait été multiplié par dix !

 

Est-ce à dire que l’on ne peut décidément rien faire et qu’il n’y aurait plus qu’à se résoudre à voir les centres d’appel français fermer les uns après les autres au profit de centres situés à l’étranger ? Si l’on s’en tient à la seule question du coût, il n’y a, certes, aucun espoir. En effet, comme l’avait relevé dès 2005 le Groupe Alpha, un cabinet d’expertise mandaté par la CGT, il est parfaitement impossible aux centres d’appel situés sur notre territoire de concurrencer ceux situés hors des frontières de l’Union européenne. « Un téléopérateur au Maroc coûte, charges comprises, 450 euros par mois et travaille 44 heures par semaine », souligne Jean-Christophe Berthod responsable du pôle SSII/éditeurs du Groupe Alpha.

 

Heureusement, s’en tenir au seul paramètre du coût de la main-d’œuvre représente un raisonnement pour le moins simpliste. « Promettre un tarif imbattable à ses clients est une chose, leur assurer la qualité du service en est une autre», ajoute Jean-Christophe Berthod. De nombreuses entreprises ayant décidé d’implanter leurs centres d’appel à l’étranger en ont fait l’amère expérience. Si bien qu’elles ont fait marche arrière, parfois même dans la précipitation. En France, on connaît particulièrement le cas des Taxis bleus. Après avoir signé, en 2002, un contrat avec un prestataire de Rabat, la compagnie parisienne croulait sous les plaintes de clients mécontents d’être en contact avec des téléopérateurs ignorant où se trouvaient le Stade de France, les Invalides ou Bercy…

 

Un cas loin d’être isolé. Le magazine spécialisé en nouvelles technologies ZDNet rapporte ainsi que l’américain Dell a également pris la décision de rapatrier aux États-Unis le support technique de ses PC, autrefois localisé en Inde [5].  Les pays accueillant les centres d’appel délocalisés sont d’ailleurs conscients du péril que fait peser une qualité de service souvent déficiente sur l’avenir de la filière. « Il existe un problème de profils, d’accent et de culture, principalement chez les francisants », déplorait voici quelques années un responsable de l’Association marocaine des relations clients [6]. 

Or, ce problème est quasiment insoluble. En effet, s’il est fréquent que les patrons de centres d’appel demandent à leurs employés de changer leurs prénoms - Djamila ou Ahmed devenant pour l’occasion Stéphanie ou Jean-Pierre… - ce subterfuge grossier, aussi insultant pour les employés que pour leurs interlocuteurs, ne trompe pas grand monde. Il est en effet impossible de demander à un téléopérateur marocain vivant au Maroc de maîtriser parfaitement les subtilités de la culture française et de se défaire de son propre accent ! 

Pis : au-delà même des questions culturelles, c’est le modèle économique des centres d’appel marocains ou tunisiens qui entrave leur montée en gamme. En effet, comment assurer une qualité de service constante et garantir aux clients une bonne connaissance de leur entreprise, de leurs produits et de leurs problématiques alors que les mauvaises conditions de travail et les salaires dérisoires des téléopérateurs génèrent un très important turnover et un climat social déplorable ? Car l’insatisfaction professionnelle gangrène le secteur, comme en témoigne la grève de la faim engagée mars dernier par des salariés tunisiens du leader mondial des centres d’appel qui emploie quelque 6000 personnes dans le pays [7].

 

Une situation qui incite de nombreuses entreprises à rapatrier leurs centres d’appel, voire même, pour certains services particulièrement stratégiques, à les réinternaliser directement dans l’entreprise. Car dans une économie de plus en plus concurrentielle, c’est bien souvent la qualité de la relation-client qui fait la différence. Dès lors pas question pour les entreprises de recourir à un prestataire au rabais ! « Le haut de gamme a un coût, mais, à moyen terme, le bas de gamme peut se révéler hors de prix ! », résume un directeur commercial. Il ajoute : « Le choix du centre d’appel est stratégique car il engage directement l’image de marque des firmes. Dans notre monde dématérialisé, le téléopérateur sera souvent la seule personne de l’entreprise avec laquelle le client sera en contact…  Mieux vaut donc le choisir avec soin ! »

Bien sûr, certaines entreprises se laissent encore convaincre par les tarifs permis par la délocalisation. Dans un entretien accordé au quotidien économique Les Echos, Pierre-Edouard Stérin, patron de Smartbox entreprise française spécialisée dans les coffrets cadeaux, se félicite ainsi d’avoir « beaucoup investi dans les centres d’appel », notamment « au Maroc avec Webhelp » [8]. Un positionnement privilégiant les coûts qui n’est cependant pas sans risque au plan de la relation-client et aussi du climat social…  Lorsque le quotidien La Croix [9] rapportait, en 2012 que Denis Wathier, le directeur général de Smartbox, entendait bien « doubler le chiffre d’affaires d’ici 2016 », le journal précisait que « ce nouvel objectif correspondait, d'après certains salariés, à une détérioration du climat dans l’entreprise, devenu délétère. »
La cause du malaise ? La délocalisation croissante de l’entreprise, notamment vers l’Irlande, où est installée depuis plusieurs années une filiale de Smartbox qui monte régulièrement en puissance aux dépens de la maison mère située en France
[10]. Ainsi lors  du plan social annoncé le 20 avril 2012 et portant sur 90 des 400 employés de France. « Certains des postes concernés seront supprimés. D’autres, notamment pour les services informatique et logistique, seront redéployés à Dublin, où est installé depuis trois ans une filiale de Smartbox », précisait La Croix. Une transformation qui incitait le journal à s’interroger sur « la fin d’une success-story ».
Mais, en l’espèce, la stratégie choisie par Smartbox et d’autres est probablement déjà obsolète. En effet, à l’heure actuelle, les stratégies basées essentiellement sur le cost-killing ne sont plus célébrées comme auparavant. Désormais, on considère qu’elles trahissent une vision comptable et court-termiste de l’avenir de l’entreprise, l’augmentation apparente des bénéfices n’étant obtenue qu’au prix d’une dégradation de la relation de confiance unissant les entreprises à leurs clients et à leurs salariés.

Comme l’écrit Jean-Marc Daniel, éditorialiste de la revue Sociétal, éditée par  l'Institut de l’entreprise, « la concurrence mondiale est désormais très vive. Face à ce défi, gérer les entreprises suppose de dépasser le simple “cost killing pour inventer un nouveau mode d’amélioration permanente de la productivité. La compétitivité de demain ne pourra se construire sur une chasse exclusive aux gaspillages et sur une rationalisation mécanique. Elle se nourrira d’innovations de toutes sortes, techniques, de marketing et d’une gestion subtile des ressources humaines » [11].

Certains opérateurs français du secteur ont d’ailleurs pris conscience de l’exigence croissante de qualité que manifestent leurs clients et recentrent leur offre sur les prestations à haute valeur ajoutée. « C’est à nous de réinventer le métier. […] Le “made in France” doit toujours être de qualité supérieure. Certains opérateurs de télécoms historiques se différencient déjà en proposant un service client de qualité élevée », analyse Maxime Didier, président de B2S et membre du Syndicat professionnel des centres de contacts (SP2C). Une configuration qui l’a conduit à diversifier son offre : sur ses 5000 salariés, une moitié est employée au Maroc et l’autre en France.

 

Le cas est d’autant plus révélateur que la société B2S est précisément celle qui, en 2012, avait emporté le marché de la Société des transports d’Ile-de-France ! On ne saurait mieux souligner que la pérennité des centres d’appel français ne dépend pas tant des illusoires mesures protectionnistes qui pourraient être prises par l’Etat que du libre fonctionnement du marché. Ce que les gouvernements successifs n’avaient pu obtenir des professionnels des centres d’appel, des clients privilégiant la qualité l’obtiennent déjà. Pour l’emporter dans la mondialisation, le salut passe bel bien… par la montée en gamme.

 
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[1] Osons la France, Et si le meilleur était devant nous ?, Editions Eyrolles, mars 2013.

[7]  « Des salariés en grève de la faim dans les centres d'appel tunisiens de Teleperformance », Le Monde Economie, 12/03/2013.

[11] Sociétal, 2ème trimestre 2010.