Don de RTT : une charité mal ordonnée
La loi permet désormais d'offrir un jour de repos à un collègue dont l'enfant est gravement malade. Une fausse bonne idée ?
Les parlementaires ont dit oui. Après les députés il y a deux ans, les sénateurs ont adopté la "loi Mathys", du nom d'un enfant atteint d'un cancer. Son père, salarié de Badoit dans la Loire, avait bénéficié de 170 jours de repos offerts par ses collègues pour rester au chevet de son fils jusqu'à son décès.
Remplacer la solidarité nationale par l'entraide entre collègues est un tournant à 180° qui pose d'épineuses questions en termes d'égalité
Cet élan de générosité avait suscité la sympathie du grand public et conduit Paul Salen, député UMP de la Loire, à déposer une proposition de loi visant à rendre possible ce dispositif dans toutes les entreprises et administrations.
Selon le texte adopté, "un salarié peut, sur sa demande et en accord avec l'employeur, renoncer anonymement et sans contrepartie à tout ou partie de ses jours de repos non pris, qu'ils aient été affectés ou non sur un compte épargne temps, au bénéfice d'un autre salarié de l'entreprise qui assume la charge d'un enfant âgé de moins de vingt ans atteint d'une maladie, d'un handicap ou victime d'un accident d'une particulière gravité". Un certificat médical est nécessaire pour en bénéficier.
Humanisme, solidarité, générosité... Le don de RTT semble paré de toutes les vertus. Il peut sans conteste aider des salariés à mieux vivre ces périodes particulièrement difficiles. Il n'en constitue pas moins un tournant à 180 degrés dans l'histoire des droits des salariés : en lieu et place de la solidarité nationale, incarnée par l'Etat ou la Sécurité sociale, c'est ici à la charité des collègues que l'on fait appel.
Une revalorisation des dispositifs existants alourdirait un peu plus les dépenses sociales, contrairement au don de RTT
Car, pour aider les parent d'enfant malades, des dispositifs plus "classiques" existent déjà, à commencer par le congé de présence familiale. Mais le montant actuel de l'allocation journalière, versée par la Caf et soumis à un plafond de ressources, ne permet pas de répondre à toutes les situations. Une revalorisation alourdirait un peu plus les dépenses sociales... contrairement au don de RTT, complètement indolore pour les finances publiques.
Ce changement de paradigme n'est pas purement conceptuel. Il pose d'épineuses questions tout à fait concrètes, aux salariés comme aux employeurs, en particulier en termes d'égalité.
Un dispositif réservé aux salariés les mieux lotis...
Par définition, le don de RTT ne peut concerner que les salariés qui bénéficient de jours de congé de ce type. Idem pour les jours de récupération. Quant aux congés payés, ils ne peuvent être offerts qu'au-delà de la 4e semaine : théoriquement, même les salariés au minimum légal (5 semaines) peuvent donc y participer. Cependant, dans les faits, il ne fait aucun doute que les travailleurs avec 7, 8 ou 9 semaines par an se montreront plus enclins à concéder un ou deux jours. Ce dispositif devrait donc profiter avant tout aux salariés bénéficiant des meilleures conventions collectives ou accords d'entreprise.
... et qui privilégie les grandes boites
Le père de Mathis avait bénéficié de 170 jours de repos, confiés par ses collègues qui se privaient de RTT, récup'... Une situation inenvisageable dans les petites structures.
Le casse-tête de l'organisation du travail...
Le temps de travail, ce n'est pas forcément à la carte. Une entreprise pourra être tentée de privilégier le don de certaines catégories de salariés : un cadre relativement autonome peut facilement travailler un jour de plus ou de moins, c'est moins le cas d'un ouvrier impliqué dans une équipe ou opérant à la chaîne. Dans ce cas, va-t-elle autoriser le don de certaines catégories de salariés et l'interdire aux autres ? Allons plus loin : dans le cadre d'un travail réalisé obligatoirement en équipe, certains salariés pourraient même être encouragés à se montrer "spontanément" généreux : "si tu ne donnes pas ta récup', ton binôme ne peux pas donner la sienne". Enfin, lorsque deux salariés sollicitent successivement le dispositif, rien n'oblige une entreprise à accorder au second les mêmes droits qu'au premier (pour cause de changement de direction, de désorganisation provoquée dans le premier cas...).
... et des écarts de salaire
"Le salarié bénéficiaire d'un ou plusieurs jours cédés (...) bénéficie du maintien de sa rémunération pendant sa période d'absence", précise le texte. Logique : on est indemnisé sur la base de son salaire. Sauf que, dans ce cas précis, il s'agit d'un transfert entre deux salariés qui n'ont pas nécessairement la même rémunération. En clair, si un cadre sup offre une journée de repos à un smicard, l'entreprise peut être considérée comme gagnante financièrement.
Des cas de conscience douloureux
Le système d'appel aux dons implique, pour les salariés concernés, de faire connaître à tous leur situation familiale, ce dont ils n'ont pas forcément envie, et même de le faire sur un mode de sensibilisation, d'appel à l'émotion dans une sorte de Téléthon intra entreprise. Tout le monde n'en est pas capable, tout le monde n'y est pas prêt. Pire : imaginez une situation terrible dans laquelle deux collègues sollicitent votre générosité, sur quelle base choisissez-vous le bénéficiaire de votre RTT ? Le plus sympa ? La situation médicale la plus critique ? Evidemment, on peut imaginer que le bénéficiaire reste anonyme. Mais, en plus de la difficulté à ne pas ébruiter ce genre de situation (une absence de plusieurs mois ne passe pas inaperçue), l'efficacité de ce système repose avant tout sur la personnalisation du bénéficiaire.
Un cadre juridique, pas une solution
Mise en place compliquée, bénéfice aléatoire, public concerné restreint... Evidemment toutes ces interrogations ne doivent pas conduire à disqualifier cette idée généreuse. Les futurs bénéficiaires seront ravis de l'adoption de cette loi, qui encadre des pratiques qui existaient d'ailleurs auparavant. Mais des parents plongés dans de telles difficultés mériteraient un dispositif davantage à la hauteur de l'enjeu.