Plateformes et travailleurs indépendants : vers un statut hybride ?
Cela a fait l'effet d'un coup de tonnerre. La société Deliveroo a été condamnée début février (7/02) par le Conseil des prud'hommes de Paris pour "travail dissimulé", une première en France pour cette enseigne.
Après l'arrêt de la Cour de Cassation en date du 28 novembre 2018 requalifiant en contrat de travail la relation qui unissait la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy, société liquidée depuis, à l'un de ses coursiers, cette nouvelle décision sonne-t-elle les prémices d’un changement de modèle pour les plateformes de mises en relation et le statut des livreurs/coursiers ?
Dans l’attente de le savoir, elle a toutefois le mérite de relancer le débat sur la réglementation parfois floue qui s’applique actuellement entre les plateformes comme Deliveroo et ses livreurs et la nature de leur relation contractuelle.
Car il est important de rappeler que ces derniers n’ont pas signé de contrat de travail avec ces plateformes. Ils n’ont pas le statut de salarié mais bel et bien celui de travailleur indépendant, et plus précisément le statut de micro-entrepreneur (anciennement auto-entrepreneur) pour la majorité d’entre eux.
Sur le plan du droit et schématiquement, les plateformes inquiétées jusqu’ici tentent de démontrer qu’il n’y a pas de lien de subordination justifiant un contrat de travail en arguant du fait que les livreurs peuvent choisir les horaires et les prix pratiqués. Toutefois, les juges ne semblent pas se contenter de ces arguments considérant que le choix des horaires et des prix ne peuvent exclure en soi une relation de travail subordonnée, dès lors qu’il est démontré qu’un indépendant intègre "un service organisé" qui lui donne des directives, en contrôle l’exécution et exerce un pouvoir de sanction à son endroit.
La décision du Conseil des prud’hommes annonce-t-elle ainsi la requalification de tous les contrats de prestations de services en contrats de travail, et de fait la mise en difficulté des entreprises dont l’activité repose en grande partie sur la participation de travailleurs indépendants ? Sans doute pas, mais elle pointe du doigt certains abus et l’absence totale d’alternative et de solution adaptée à chacun.
Comme le relève Me Louise Milbach, avocate en droit social, "certaines plateformes, comme Deliveroo, ont tiré la réglementation à l’extrême jusqu’à ce que cela cède". Aujourd’hui la recherche d’un point d’équilibre paraît nécessaire. Mais lequel ?
Car l’enjeu ne porte pas seulement sur les plateformes de mise en relation mais plus globalement sur le statut de travailleur indépendant. D’un côté, une équation économique impossible à équilibrer si tous ces travailleurs indépendants devaient avoir un contrat de travail. D’un autre côté, une absence totale de protection sociale (assurance chômage, retraite) pour tous ces travailleurs indépendants qui exercent en micro-entreprise. D’ailleurs, chaque option a ses défenseurs. Par exemple, nombreux sont les livreurs indépendants à rester très attachés à la liberté et à la flexibilité offerte par le statut de travailleur indépendant. En avril 2018, une étude réalisée par Harris Interactive pour Deliveroo révélait que 2 livreurs sur 3 arrêteraient de travailler sur la plateforme Deliveroo s’ils devaient devenir salariés.
Alors vers quelle issue se tourner ? La décision du Conseil des prud’hommes va très probablement avoir un effet boule de neige. Des dizaines de dossiers sont d’ailleurs sur le point d’être présentés au Conseil des prud’hommes. "C’est sans doute l’occasion d’engager des réflexions communes avec les parties concernées afin d’adopter une solution pérenne qui convienne à tout le monde. Les autres acteurs impactés par le sujet, comme les restaurateurs dans le cas présent, devraient également être intégrés à ces réflexions", commente Me Milbach.
La Californie, berceau d'Uber, a d’ailleurs ouvert la voie dès 2017 avec la loi AB5 venue encadrer le statut des chauffeurs Uber. Pour être reconnu comme travailleur indépendant, le chauffeur doit bénéficier d’une totale liberté de gestion sur la plateforme, posséder d’autres clients, etc. A défaut, il devra être embauché comme salarié et profiter de fait de toutes les protections offertes par ce statut : salaire minimum, indemnité de licenciement, assurance maladie...
En France, des mesures montrent bien que les consciences s’élèvent sur le statut précaire du travailleur indépendant. La réforme de l’assurance chômage ouvre dans certains cas un droit au chômage pour les indépendants. Dans le cadre de la proposition de loi d'orientation des mobilités (LOM), le gouvernement avait inséré une disposition pour permettre aux plateformes de fixer elles-mêmes, dans une charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants ne pouvant être retenus par le juge pour caractériser l'existence d'un contrat de travail. De fait, il s’agissait d’empêcher la requalification de la relation contractuelle entre une plateforme et un travailleur en contrat de travail. Considérant que c’était aux juges et non au législateur, et encore moins aux plateformes, d’en décider, l’article a été censurée par le Conseil constitutionnel le 20 décembre dernier.
Ces différents épisodes montrent bien la nécessité de trouver une troisième voie, un statut hybride, qui n’existe pas encore
Quelles solutions ?
La prochaine étape attendue serait d’engager des discussions et des communications sur les éventuels changements de pratiques à mettre en œuvre. C’est l’occasion selon Me Milbach de "réunir l’ensemble des acteurs concernés autour d’une table : syndicat de salariés, collectif des livreurs, représentants des plateformes, experts de l’économie du numérique et d’engager les discussions pour trouver un terrain d’entente".
Les chartes de responsabilité sociale (loi LOM) censurées par le Conseil constitutionnel vont-elles revenir au centre des débats ? Faut-il permettre aux livreurs de se réunir en coopérative d’activité et d’emploi (CAE) pour bénéficier à la fois du statut d’indépendant et de salarié ? Faciliter la formation de syndicats afin de négocier de meilleures conditions de travail, tout en préservant la flexibilité et l’innovation ? Ou encore s’inspirer tout simplement du modèle californien ? A n’en pas douter, la prochaine décennie s’annonce déjà comme celle de la régulation des plateformes numériques.