Rendre le travail durable

On veut que le développement soit durable, les produits recyclables, les énergies renouvelables : ne pas épuiser notre monde, lui laisser la possibilité d'un avenir. Mais ses habitants ? Ne sommes-nous pas aussi témoins de l'épuisement des ressources humaines ?

L’humain semble le grand oublié de ce vaste mouvement de réhabilitation de la durée.

Nous travaillerons plus longtemps que les générations venues aujourd’hui à la retraite. Le temps de vie et celui de vie en bonne santé se sont allongés depuis que l’assurance vieillesse a été instituée, tant et si bien qu’il est devenu incongru de parler de vieillesse pour les sexagénaires. Il est logique que ce surplus de vie ne soit pas tout entier voué à l’inactivité, et qu’il se partage entre contribution à l’activité économique et retraite.

Notre époque est aussi celle du travail flexible et adaptable, des carrières où l’on change de métier, des parcours non-linéaires, en cohérence avec l’accélération des changements technologiques et économiques. Dans sa version positive, c’est le travail à la mission, au projet, qui rend à chacun la gouverne de sa vie professionnelle. Mais à l’extrême, c’est aussi le retour des emplois précaires, la multiplication des ruptures professionnelles, la fragmentation du travail avec l’ubérisation qui réduit les jobs à des micro-contrats sans cohérence pour les travailleurs. Au total, c’est le travail jetable, un consommable sans saveur pour ceux qui savent en tirer parti, et une fatalité destructrice pour les autres.

Comment durer dans le travail, si le travail ne dure pas ?

L’émergence de la notion de travail durable

Dans le sillage des revendications sur le développement durable, des réflexions ont émergé sur le travail durable depuis une décennie, appuyées sur des travaux de l’OIT, de syndicats et d’associations (voir notamment le Manifeste pour un travail décent et durable de 2019). Cette notion combine plusieurs dimensions :

  • l’emploi durable,
  • la décence du travail et la dignité des personnes au travail,
  • la justice et la solidarité sociales et environnementales,
  • l’orientation vers le bien commun,
  • le travail de qualité.

La présente contribution à ces réflexions et orientations vise à explorer certains aspects actuels du travail, et à ouvrir des perspectives pour faire évoluer les pratiques.

Travailler pour vivre, et vivre pour travailler

La théorie néo-classique, qui domine encore l’imaginaire économique, assigne aux individus deux fonctions : produire et consommer. Les deux se complètent et se renvoient l’une à l’autre : l’homme produit pour pouvoir consommer, et consomme pour pouvoir produire. Tel est le cycle fondamental du travail, celui que Hannah Arendt décrit comme le propre de l’esclave. La vie y est réduite à la consommation, à son niveau le plus élémentaire.

Ce cycle de la production et de la consommation reste indispensable, parce qu’il permet de pourvoir aux besoins physiologiques et de sécurité. Il satisfait aussi aux besoins d’appartenance : on travaille et on consomme pour s’inclure, pour prendre sa place dans le monde, celui de l’organisation qui nous emploie et celui de la société à laquelle nous participons. D’où l’importance des modes et des bulles, qui entretiennent et renouvellent le mouvement perpétuel du travail et de la vie sociale.

Mais est-ce le tout de la vie ? Peut-on la réduire à une dynamique dépourvue de sens, où la personne se dissout ? Assigné à la double fonction de production et de consommation, l’individu est lui-même produit et consommé par ce cycle qui l’absorbe.

Retrouver le sens

« L’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté humaine, celle de faire, fabriquer, produire, celle de l’homo faber qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du travail, mais aussi édifie un monde de durabilité. [...] L’homo faber, victime du non-sens, de la dépréciation des valeurs, de l’impossibilité de trouver des normes valables dans un monde déterminé par la catégorie de la fin et des moyens, ne peut se libérer de cette condition que grâce aux facultés jumelles de l’action et de la parole, qui produisent des histoires riches de sens. » (Hannah Arendt, "Condition de l’homme moderne", 1958, in "L’Humaine Condition", Gallimard, 2012, p. 250).

Au-delà de son rôle dans la fonction de production, le travail est aussi en lui-même un moyen de l’expression de la liberté et de la créativité humaines. Dans sa plénitude, le travail porte du sens :

  • un sens pour soi : celui de réaliser ses capacités, d’accomplir ses potentialités personnelles ;
  • un sens pour autrui : celui de contribuer au bien commun (le bien du collectif de travail et, au-delà, le bien des bénéficiaires du travail).

Ainsi, le travail répond-il à l’ensemble des besoins humains tels que Maslow les avait identifiés : aux besoins élémentaires (physiologiques, de sécurité, d’appartenance) par le cycle de la production et de la consommation, et aux besoins supérieurs (de reconnaissance et d’accomplissement) par l’ouverture à la création, à la liberté et au bien (Abraham Maslow, "Une théorie de la motivation", 1943, in "L’accomplissement de soi", Eyrolles, 2004).

Pris dans la totalité de ses dimensions (production, réalisation d’une œuvre, action libre), le travail acquiert son sens et devient humain. Il permet la réalisation des potentialités des personnes. Il peut alors devenir durable, parce qu’il donne consistance au temps qui lui est consacré.

Retrouver le temps et l’esprit

Si le couple du travail et de la consommation n’est pas le mot ultime de la condition humaine, il est important que ce cycle n’occupe ni tout le temps, ni tout l’esprit. Un enjeu majeur du travail aujourd’hui est la double charge qui pèse sur les personnes : l’intensité du travail lui-même, et la charge mentale.

De manière concrète, il est essentiel de laisser aux personnes le temps du repos et celui de la vie intérieure. En ce sens, le droit aux congés et celui à la déconnexion sont deux préalables indispensables à une vie digne. Pour que ces droits s’appliquent, cela implique des équipes suffisantes et une répartition équilibrée des tâches. S’il est sain de viser un management «lean», léger et agile, il est dangereux de vouloir des organisations très maigres ‒ qui à la fois épuisent leurs membres et sont vulnérables aux aléas car elles n’ont plus les ressources pour les gérer (voir par exemple Frédéric Fréry, « L’optimisation réduit l’adaptabilité », Xerfi Canal, 7 juin 2019).

Il est également important de respecter les aléas de la vie de chacun, et en conséquence de savoir adapter le travail et ses rythmes en fonction des événements (santé, enfants, parents dépendants, incident personnel…).

Le corollaire de ce temps retrouvé et de la libération de l’esprit, est le dépassement de la seule consommation, donc une vie ouverte à autrui, une vie qui s’accomplit dans la relation aux autres. En rendant au travail sa complétude, on le relativise aussi. Le cycle économique cesse d’être le tout de l’existence, puisque d’autres dimensions le complètent.

Se former, former, transmettre

Au-delà du respect des temps personnels, de nombreuses pistes d’actions sont possibles pour contribuer à rendre le travail durable. La toute première est la transmission des savoirs et savoir-faire.

Parce qu’il va falloir travailler longtemps dans un contexte économique et technologique en constante évolution, il est nécessaire que les personnes se forment régulièrement, a minima pour se tenir à jour de leur métier, mais aussi souvent pour anticiper la disparition ou la transformation de celui-ci.

Il y a bien sûr la formation formalisée, avec son temps dédié, sa pédagogie et sa reconnaissance dans des titres ; il y a aussi la formation informelle, celle du quotidien, de la progression personnelle, de la transmission par ses pairs et ses aînés, de l’accompagnement et de l’entraide… Car si d’aucuns doivent se former, cela signifie que d’autres doivent les former.

Chaque personne est appelée à se former et à former, à apprendre et à transmettre. Le travail ne peut se limiter au strict périmètre individuel d’une mission à remplir et d’objectifs à atteindre : il engage un collectif et un avenir.

Manager pour durer ensemble

Le travail est largement tributaire du management pour se réaliser. D’où le rôle clé des managers pour le rendre durable, notamment dans leurs actes quotidiens. Par exemple :

  • S’assurer de l’adéquation des recrutements aux postes dans le temps.
  • Bien accueillir chaque personne, dès les premiers contacts et la prise de poste, et ensuite à chaque interaction.
  • Veiller à ce que chacun ait des objectifs clairs, les moyens de les réaliser, un suivi, et une évaluation sincère de l’atteinte de ces objectifs.
  • Accompagner les personnes dans leurs missions et dans leur évolution, pour favoriser leur réussite dès la prise de poste et dans la durée.
  • Reconnaître le travail fait : le résultat, bien sûr, mais aussi l’effort et la bonne volonté. Et reconnaître aussi les insuffisances. Évaluer avec justice.
  • Accorder une attention personnelle et bienveillante à chacun, l’écouter, considérer ses avis, lui répondre.
  • Donner une visibilité honnête sur la durée des missions et établir des contrats sincères (par exemple, ne pas proposer un contrat durable pour un poste dont on sait qu’il a un terme proche, ou ne pas faire une série de contrats brefs pour un poste qui est en réalité permanent).
  • Adapter les postes et les missions à la condition physique et psychologique des personnes, temporairement ou durablement selon le besoin.

On retrouve logiquement ici les bonnes pratiques du management, qui permettent un véritable succès tant individuel que collectif, et dans le temps (voir par exemple Marcus Buckingham et Curt Coffmann, Manager contre vents et marées, Village Mondial, 2001 ; ou Ken Blanchard et Mark Miller, "Comment développer son leadership", Éditions d’Organisation, 2005).

Se réapproprier son travail

Enfin, il est essentiel de référer le travail à son sens : à ceux qui en bénéficient, au bien qu’il permet de réaliser. S’il est souvent pertinent de décomposer le travail en tâches isolées pour mieux le gérer, il est tout aussi important de rendre aux acteurs la vision globale de l’action à laquelle ils participent et de leur donner l’autonomie d’y contribuer avec leur intelligence.

Le corollaire de la bonne inclusion de tous dans la compréhension générale de l’action, est de laisser la capacité de décision au plus près des effets, donc au terrain, au contact, à ceux qui font, qui opèrent. Donc de faire en sorte que chacun soit le plein acteur de son travail.

Il s’agit de faire vivre une subsidiarité concrète dans le monde du travail. Les modèles non centralisés peuvent fonctionner avec efficacité, en s’appuyant d’une part sur des process, d’autre part sur une culture partagée, dans une logique d’organisation horizontale (voir par exemple Sumantra Ghoshal et Christopher Bartlett, « Changing the Role of Top Management : Beyond Structure to Processes », Harvard Business Review, janvier 1995, et leur ouvrage The Individualized Corporation, Haper Collins, 1998).

Le travail ne deviendra pas durable par le changement d’un grand soir, par une révolution soudaine des structures de l’économie. Il ne le deviendra certainement pas par une décision venue d’en haut, qui serait contraire aux conditions mêmes d’un travail durable, un travail que les personnes se sont réapproprié. Il revient donc à chacun de prendre sa part de responsabilité pour contribuer à rendre le travail plus durable, à proportion de son influence. Et autant que possible, de le faire savoir, pour que cette évolution devienne visible et s’impose comme la nouvelle référence.

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Cet article a été écrit sur une idée originale et avec les avis précieux de Nathalie de Lacoste. Qu'elle en soit ici remerciée.