Deezer : les dessous du départ d'Axel Dauchez

Deezer : les dessous du départ d'Axel Dauchez Le site de streaming s'en défend mais son directeur général est victime de l'impatience du principal actionnaire, qui exige une stratégie de développement plus agressive outre-Atlantique.

"L'Amérique, L'Amérique, je veux l'avoir et je l'aurai !". On ne sait pas si le tube de Joe Dassin tourne en boucle dans les locaux de Deezer mais le conseil d'administration du site de streaming partage le même engouement pour les Etats-Unis. Et c'est précisément ce tropisme qui a coûté son poste à Axel Dauchez, lui qui était arrivé à la tête de Deezer en 2010. Les raisons de ce changement, alors que l'entreprise entame un nouveau chapitre de son histoire (elle a annoncé récemment son intention de s'attaquer au marché américain), semblent en effet plus complexes que la simple "évolution de management" que Deezer évoque pudiquement dans son communiqué de presse. 

Petit retour en arrière. Eté 2012, Axel Dauchez multiplie alors les réunions avec les principaux fonds américains de la place pour piloter la première grosse levée de son entreprise. Objectif : 100 millions d'euros pour une valorisation de près 350 millions d'euros. Mais celui à qui tout réussissait jusque-là se heurte à son premier écueil. "Le dossier tombe vite à l'eau, les investisseurs potentiels refusent de suivre ce qu'ils estiment être une valorisation délirante", nous explique un connaisseur du dossier. Pour cause, Deezer ne réalise alors "que" 50 millions d'euros de chiffre d'affaires et, s'il est rapidement devenu rentable, son business est fortement dépendant d'Orange grâce auquel il est passé de 25 000 à 1,5 million de clients payants en l'espace d'un peu plus d'un an

Sur les 100 millions d'euros investis, 70 millions vont à la société. Le reste aux actionnaires

Axel Dauchez arrivera toutefois à ses fins à peine quelques mois plus tard, grâce à Access Industries. Un fonds piloté par l'homme d'affaires russe, Len Blavatnik (également propriétaire de Warner Music Group) et Guillaume d'Hauteville, une vieille connaissance. A la recherche d'un gros coup, ils ne rechignent pas à mettre 100 millions d'euros au pot, moyennant 30% du capital. Flairant l'aubaine, certains des actionnaires en profitent pour sortir du capital. Le holding des frères Rosenblum, qui avait participé aux trois tours de table précédents, et le fondateur de Deezer, Daniel Marhely, s'en sortent alors avec un très beau cash-out. "Access Industries n'a en fait investi que 70 millions d'euros dans Deezer, le reste est allé dans les poches des actionnaires", affirme notre expert.   

Sans surprise, les ambitions du fonds sont à la hauteur des promesses effectuées par les dirigeants à coup de business plans ultra-optimistes. Deezer, qui revendique alors 2 millions d'abonnés payants, en vise désormais 25 millions. Pour y arriver, la société pioche dans l'argent récemment levé et officialise le lancement de ses activités dans 76 nouveaux pays, portant alors le nombre de ses marchés à 160. Mais son actionnaire déchante très vite. Le chiffre d'affaires réalisé en 2012 croît trop faiblement, s'établissant à seulement 60 millions d'euros. L'accord passé avec Orange, grâce auquel le site de streaming tire encore 50% de ses revenus en 2012, bride son revenu par utilisateur. La rémunération versée par Orange à la plateforme est en effet bien moindre que celle liée à un abonné conquis en direct. Surtout, Deezer n'a toujours pas trouvé d'autres opérateurs télécom pour signer un deal à la hauteur de celui passé avec Orange, dont il reste donc extrêmement dépendant. Access Industries s'inquiète.

Deezer débordé par un Spotify bien plus agressif en matière d'investissements

Mais un autre problème se pose pour le fonds russe : l'internationalisation du Français est trop lente. Deezer a beau représenter 16,2 millions de visiteurs uniques dans le monde en mars 2014, selon Comscore (sans compter les utilisateurs mobiles), la plateforme se fait déborder par son grand rival, Spotify, qui, à coup de millions de dollars, rafle la place de leader en matière d'offre payante dans de nombreux pays tels que l'Angleterre ou l'Allemagne. La présence dans 182 pays de Deezer est une maigre consolation. Il faut dire que Deezer a jusque-là basé sa stratégie de développement sur les marchés émergents, évitant soigneusement des pays tels que les Etats-Unis ou le Japon, qui croulaient déjà sous les offres. Mais le marché américain a beau être saturé en acteurs, avec la concurrence de Pandora (21,8 millions de visiteurs uniques en mars 2014 selon Comscore) ou Apple, il n'en demeure pas moins incontournable et, pour cause, c'est le premier au monde dans le secteur musical.  

Axel Dauchez, plus régent que conquérant 

Le regard de l'actionnaire principal se tourne alors très vite vers son directeur général, dont il déplore le manque de combativité. "Son prédécesseur, Jonathan Benassaya, était un homme de coups", analyse un spécialiste du marché. Axel Dauchez est son exact opposé : "un gestionnaire beaucoup plus régent que conquérant. Il se félicitait sans cesse de préserver sa rentabilité alors que dans le même temps Spotify dépensait des millions d'euros pour alimenter sa croissance galopante". N'a-t-il pas été assez prompt à investir pour prendre des parts de marché ? Non, rétorque l'un des actionnaires de Deezer. "Le problème est que l'on ne sait pas où se situe la ligne d'arrivée de cette course. Si le marché du streaming musical n'a toujours pas explosé d'ici deux ou trois ans, Spotify se trouvera contraint de lever à nouveau plusieurs centaines de millions d'euros. Une fuite en avant...". Alors qui du sprinter Spotify ou du marathonien Deezer aura raison ?

L'actionnaire de Deezer n'élude pas pour autant la question des Etats-Unis et en appelle à la spécificité du marché hexagonal pour justifier des difficultés de Deezer. "Son marché local étant conséquent, Deezer n'a pas été contraint à s'internationaliser rapidement comme Spotify qui s'est lancé depuis la Suède". Et il lui est aujourd'hui compliqué d'attaquer ce marché où tout se négocie à Los Angeles et New-York sans se départir de son étiquette 'franchouillarde'". Ce n'est pas Jean-Baptiste Rudelle, le fondateur de Criteo, qui après plusieurs mois de galères californiennes s'est résolu à recruter Greg Coleman, une ancienne pointure de Yahoo et AOL, qui dira le contraire. 

Dernière illustration des péripéties américaines de Deezer, la recherche d'un partenaire capable d'apporter au service musical un nombre conséquent d'abonnés, comme a pu le faire Orange en France. Annoncée en grandes pompes par son PDG dans le Wall Street Journal, fin 2012, elle tarde à se concrétiser.

Access Industries pense-t-il à rapprocher Deezer et Beats Music ?

Ici encore, notre actionnaire tempère. "Dans ce milieu, dès qu'il n'y a pas de news croustillante, c'est que ça va mal. On n'attaque pas un marché comme les Etats-Unis en trois mois. De son côté, Spotify y est installé depuis près de 3 ans".  Spotify, justement, qui a réussi à signer un accord de distribution avec le troisième opérateur télécom, Sprint, qui donnera à ses abonnés un accès gratuit au service durant trois mois. "Pas de quoi nous avouer vaincu. On a vu ce que leur deal avec SFR a donné en France", ironise-t-il, précisant que "tous les deals ne sont pas transformants". 

Mais désormais, Spotify et Deezer doivent faire face à un nouveau concurrent : Beats Music, qui s'est adossé au second opérateur télécom américain AT&T pour booster sa distribution. Un nouveau venu qui a levé 60 millions de dollars en mars 2014 auprès... d'Access Industries, l'actionnaire principal de Deezer. Et si finalement cette décision n'avait que pour seule ambition de préparer une fusion entre Beats Music et Deezer ? La complémentarité entre le premier, qui a signé de nombreux accords avec les majors de l'industrie aux Etats-Unis, et le second, dont la maîtrise technologique n'est plus à prouver, semble évidente. Peut-être aussi à Len Blavatnik.