Faut-il tuer la chronologie des médias ?

Le système français de diffusion des œuvres cinématographiques fleure bon la naphtaline et apparaît déconnecté des usages actuels. Mais faut-il y mettre un terme, au risque de désorganiser totalement le financement des films ?

Alors que Netflix, disponible en France depuis le 15 septembre dernier, revendique 100 000 abonnés à ce jour, d'aucuns se sont émus de la pauvreté du catalogue du géant américain, loin derrière la diversité de sa version outre-Atlantique. Car outre l'absence de certaines séries pourtant estampillées Netflix, comme "House of Cards", dont les droits de diffusion en France appartiennent à Canal Plus, le service de vidéo à la demande sur abonnement ("SVOD"), bien que basé au Luxembourg, respecte la chronologie des médias.
Spécialité bien française, cette chronologie imposée à tous les diffuseurs sur le territoire national résulte dans sa dernière version de l'arrêté du 9 juillet 2009 pris en application de l'article 30-7 du Code de l'industrie cinématographique. Ce texte définit l'ordre dans lequel les œuvres cinématographiques doivent être diffusées sur les différents écrans (cinéma, télévision, ordinateurs…), selon plusieurs "fenêtres de diffusion" temporelles.
En synthèse, lorsqu'un film sort d'abord au cinéma en vertu d'un visa d'exploitation, il faut attendre 4 mois pour pouvoir l'acheter en DVD ou Blu-Ray, puis 10 mois pour pouvoir le visionner sur une chaîne de télévision payante (comme Canal Plus), pour atteindre 36 mois pour pouvoir y accéder par le biais d'un service de SVOD. Il en résulte qu'à l'heure actuelle, aucun film disponible sur les services de SVOD n'est postérieur à 2011.
36 mois, c'est-à-dire 3 ans, c'est long, surtout pour les "digital natives" biberonnés depuis des années au téléchargement illégal, au streaming ou aux systèmes de contournement des restrictions géographiques, comme les VPN ("Virtual Private Network") qui permettent, notamment, de bénéficier de la version américaine de Netflix. Il n'est pas non plus inutile de mentionner l'existence de logiciels tels que Popcorn Time, qui fonctionnent sur la base d'un réseau peer-to-peer et qui permettent d'accéder à un catalogue de films et de séries quasiment exhaustif, en haute définition, avec une interface simplissime, le tout gratuitement ! Évidemment, c'est illégal, mais ce type d'usage n'étant que difficilement détectable, voire sanctionnable, il faut faire preuve d'un sens du civisme très pointu pour refuser d'utiliser ce type de solution.
Il est donc très fréquent de lire, parmi les commentaires d'internautes, des critiques concernant le catalogue des services de SVOD (Netflix ou CanalPlay), voire des railleries à propos de la France à cause de sa législation sur la chronologie des médias. S'il est assez facile de critiquer ce système qui, effectivement, suscite une frustration certaine chez les amateurs de cinéma, il convient de rappeler qu'il a été adopté pour favoriser la production cinématographique et non pour embêter le "consommateur" de films.
L'idée qui sous-tend la chronologie des médias consiste en effet à favoriser les diffuseurs qui participent au financement des films. L'arrêté du 9 juillet 2009 place dans la meilleure situation les entreprises de diffusion (notamment les chaînes de télévision) ayant signé un accord avec les organisations du cinéma ou coproducteurs de films, qui bénéficient de fenêtres de diffusion plus proches de la date d'exploitation en salles. Il est clair que, sans le financement des diffuseurs, la production cinématographique française serait en piteux état. L'intention est donc louable.
D'aucuns estiment toutefois que cette production nationale serait trop importante et marquée par de nombreuses sorties sans intérêt, pléthore de navets trouvant leur place sur les écrans pour disparaître au bout d'une semaine d'exploitation. Sans porter de jugement de valeur, il est vrai que le système de financement du cinéma, organisé sous les auspices du Centre National de la Cinématographie, autorise le montage de films à la qualité parfois... discutable. Le problème n'est pas nouveau : dans les années 1970 se sont multipliées de fausses coproductions franco-italiennes dans le but d'obtenir de généreux financements de la part du CNC et de son homologue italien.
Comme souvent, la situation n'est donc pas simple. Peut-être faudrait-il analyser précisément les coûts et les avantages de la chronologie des médias. Certes, son existence favorise la production de films. Mais le retour sur investissement est rarement garanti, notamment parce que les usages de piratage se sont massivement développés ces dernières années. Ne faudrait-il pas tenter d'endiguer le piratage en autorisant la diffusion des œuvres les plus récentes sur les services de SVOD, accessibles via un modeste abonnement de moins de 10 euros par mois ? Il serait éventuellement possible de ponctionner une redevance sur les services de SVOD en faveur du financement du cinéma. Une telle solution se rapprocherait de la fameuse licence légale attendue comme le messie par nombre de cinéphiles… Le débat mérite en tout cas d'être lancé.