Bianca Schulz (CEC France) "97% des sites web et des applications populaires en Europe présentent des dark patterns"

Ils sont là et vous manipulent. Les dark patterns, ces éléments graphiques trompeurs qui vous incitent à cocher ou cliquer pour payer davantage, sont dans l'oeil de Bruxelles. Bianca Schulz, responsable du Centre européen des consommateurs (CEC) France, détaille l'ampleur du côté sombre du digital.

JDN. Vous venez de lancer une campagne de sensibilisation au sujet des dark patterns. Pourquoi maintenant ?

Bianca Schulz est la responsable du Centre européen des consommateurs (CEC) France. © CEC France

Bianca Schulz. Le phénomène des dark patterns n'est pas nouveau, mais il s'est amplifié avec l'usage plus récurrent et intensif que les consommateurs font du digital, lui-même favorisé par la crise sanitaire. Et au final, les consommateurs sont plus exposés aux dark patterns dont le but est de les manipuler pour les pousser à la consommation. Nous sommes de plus en plus sollicités par des consommateurs exposés à ces pratiques malveillantes qui s'interrogent sur ce qu'il leur arrive.

En même temps, les régulateurs et notamment la Commission européenne (CE) s'y intéressent de plus près. En ce moment, Bruxelles passe en revue tous les instruments et législations européennes couvrant le domaine de la consommation (comme la directive sur les droits des consommateurs et la directive sur les pratiques commerciales déloyales, ndlr). Son objectif est de vérifier si ces textes répondent toujours aux besoins générés par le numérique, notamment face aux pratiques manipulatrices dont font partie les dark patterns. Notre réseau participe à ce "fitness check" en faisant remonter des exemples concrets des difficultés rencontrées par les consommateurs.

Quels sont les dark patterns les plus courants ?

Les dark patterns sont tous ces éléments graphiques et procédés techniques ou psychologiques qui poussent l'internaute à acheter, cliquer, s'abonner ou fournir ses données personnelles contre son gré. Cela peut se concrétiser par un abonnement que vous payez tous les mois depuis que vous avez acheté un billet d'avion en mode "avantage", par une coche par défaut sur une option qui ne vous intéresse pas, par l'exposition à des messages anxiogènes vous poussant à acheter le plus vite possible, par une annulation de commande complexe ou une inscription imposée sans que l'on sache pourquoi, etc.

Qui sont les mauvais élèves ?

Les dark patterns sont partout : médias sociaux, marketplaces, comparateurs de prix, moteurs de recherche, plateformes de vidéo à la demande, sites d'e-commerce de tous les secteurs d'activité… D'après la commission, 97% des sites web et des applications les plus populaires en Europe présentent des dark patterns. Les grandes plateformes, dont Amazon, sont les premières à avoir mis au point de telles pratiques. Et ces méthodes se sont diffusées. Toutes les entreprises suivent, y compris les PME. Par ailleurs, l'essor de la réalité virtuelle, augmentée et mixte nous laisse craindre le pire… Des expériences aussi immersives couplées à une connaissance fine des comportements d'achat des consommateurs pourraient être un terrain très fertile pour les dark patterns.

Peut-on freiner ces tromperies sur la base des textes en vigueur relevant du droit de la concurrence, du droit des consommateurs ou de la protection des données ?

Le cadre européen actuel est solide et assez flexible. Beaucoup de dark patterns relevant des pratiques commerciales déloyales et de la protection des données personnelles sont couverts par les législations en vigueur. Il suffirait de quelques aménagements. Aujourd'hui, la législation prévoit que les pratiques commerciales se mesurent par rapport à un consommateur "normalement informé, raisonnablement attentif et avisé ou à un groupe de consommateurs vulnérables". Ce serait donc au consommateur de prouver qu'il s'agit d'une pratique déloyale. De plus on se base sur un concept flou : sur Internet tout le monde est vulnérable ! Il serait sans doute nécessaire de modifier cela afin que ce soit le professionnel qui prouve que sa pratique n'est pas déloyale. Par ailleurs, la Commission est arrivée à la conclusion que la réponse législative seule ne suffira pas à régler ces problèmes. C'est pourquoi elle souhaite ouvrir un dialogue avec les entreprises autour des principes qui rendent le design des interfaces étique par défaut, afin que leur conception soit équitable et neutre.

On ne se dirige donc pas vers une réglementation spécifique au sujet des dark patterns ?

Je ne pense pas qu'il y aura une réglementation spécifique. Non seulement les dark patterns sont déjà traités dans différents textes en vigueur mais ils sont aussi couverts par le cadre plus général de la règlementation numérique à venir, à savoir le Digital Services Act (DSA), le Digital Market Act (DMA) et ePrivacy.

A quels risques s'exposent les promoteurs des dark patterns ?

Le premier risque est d'ordre marketing. Plus les consommateurs seront avisés sur ces pratiques, plus ils auront une perception négative de l'enseigne qui les met en place. Quant aux risques juridiques, ils sont réels et nombreux. A titre d'exemple, les auteurs de pratiques commerciales trompeuses s'exposent à des sanctions administratives et pénales, comme des amendes variant de 300 000 euros à 10% du chiffre d'affaires selon les cas et deux ans d'emprisonnement. 

Quel est le rôle des CEC dans ce processus ?

Nous signalons aux autorités de contrôle les professionnels qui appliquent ces mauvaises pratiques et participons à sensibiliser les autorités politiques sur ce qui ne fonctionne pas dans le marché intérieur européen. Notre première mission est d'informer les consommateurs sur leurs droits en Europe et de les accompagner dans la résolution de conflits avec des professionnels européens. Nous sommes un réseau de 29 centres présents dans chacun des 27 Etats membres de l'Union européenne, ainsi qu'en Islande et en Norvège.