Comment protéger la liberté d'expression à l'ère de la censure en ligne

Censures, vols et exploitations abusives des données, surveillance constante des acteurs privés et étatiques... ces thèmes abordés dans des romans dystopiques sont aujourd'hui devenus une réalité.

La révolution internet a créé un nouveau monde, numérique, accessible à tous, partout, tout le temps, mais elle a aussi fait naître d'immenses défis en matière de protection des droits de l’homme et de démocratie. Les régimes autoritaires du monde entier utilisent internet pour s'attaquer à la liberté d’expression, étouffer la dissidence et maintenir leur contrôle.

Il y a plus de 20 ans, l’idée même qu’un gouvernement puisse contrôler et censurer internet était risible. Bill Clinton, alors président des États-Unis, a même plaisanté en disant que cela revenait à essayer de « clouer de la gelée au mur » lors d’un discours public en 2000. Et pourtant, aujourd'hui, une censure en ligne généralisée et persistante affecte des milliards de personnes. En 2022, les autorités ont coupé internet au moins 187 fois dans 35 pays, soit le nombre le plus élevé jamais enregistré en une seule année. Pire encore, les démocraties libérales, qui devraient se soucier de préserver le droit de leurs citoyens à la liberté d'expression, interdisent ce qui devrait en principe être considéré comme une liberté d'expression protégée. Force est de constater qu’internet n’a pas tenu sa promesse d’être un havre de paix pour la liberté d'expression et l'échange d'informations. Et la situation continue de s'aggraver. 

Néanmoins, cette même technologie qui a donné aux autorités de censure de nouvelles façons de bloquer les contenus qui les effraient, a aussi permis à chacun de contourner les blocages en ligne et d’accéder à une vérité non censurée. Mais ce combat pour la liberté, l'ouverture et le pluralisme d'internet doit être mené aujourd'hui, avant qu’il ne soit trop tard.

La censure : une menace croissante et mondiale

Internet est un outil puissant pour la liberté d'expression et le militantisme, mais il peut aussi être un outil de répression entre les mains de gouvernements autoritaires. La censure sur internet se présente sous de nombreuses formes, mais il s'agit avant tout d'un outil de contrôle. Les gouvernements brouillent les informations et cachent certaines vérités pour neutraliser les menaces qui pèsent sur leur pouvoir.

Les autorités de censure peuvent agir de façon précise, en obligeant par exemple les moteurs de recherche à affiner les résultats de recherche pour favoriser un certain discours, ou de manière plus brutale, en coupant totalement internet à l’intérieur des frontières d’un pays. Quel que soit le moyen utilisé, le résultat recherché est le même : perturber la libre circulation de l'information. Les gouvernements répressifs recourent à la censure pour arrêter la diffusion d'informations qu'ils considèrent comme une menace, que ce soit lors de manifestations populaires, comme en Iran, ou en réponse à une catastrophe naturelle, comme récemment en Turquie.

Ils utilisent souvent des moyens techniques, comme le filtrage DNS, le blocage d'adresses IP ou l'inspection approfondie des paquets (une technique de traitement des données) pour empêcher toute personne se trouvant sur leur territoire d'accéder à certaines informations. 

Ce type de censure est très grave, mais les contenus peuvent généralement être accessibles lorsque les internautes peuvent accéder à internet à l'aide d'une adresse IP d'un autre pays. La censure qui se dessine dans les démocraties libérales est une tendance beaucoup plus inquiétante.

Les démocraties pratiquent la censure au nom de la sécurité

Les démocraties libérales ont également eu recours à la censure. L’Inde par exemple, la démocratie la plus peuplée du monde, a bloqué plus de 55 000 sites internet depuis 2015. L'Indonésie, la troisième démocratie la plus peuplée du monde, a adopté des lois qui donnent au gouvernement un large pouvoir pour définir les contenus illicites et les faire supprimer. 

Cette volonté de bloquer les contenus « nuisibles, mais légaux » a également atteint les États-Unis et le Royaume-Uni. En 2018, le Congrès américain a adopté les projets de loi FOSTA-SESTA, qui ont été ostensiblement rédigés pour prévenir le trafic sexuel. Cependant, la définition trop large de la cible par la loi (tout ce qui pourrait « promouvoir ou faciliter la prostitution ») a conduit à une censure généralisée dans laquelle des centaines d'entreprises se sont censurées elles-mêmes pour éviter de potentiellement enfreindre la loi. Craigslist a fermé sa section personnelle, Reddit a fermé des dizaines de sous-reddits et de nombreux petits sites internet ont tout simplement disparu.

Le projet de loi britannique sur la sécurité en ligne, actuellement en cours d'examen au Parlement, conduirait probablement à une censure généralisée similaire, à moins que le texte ne soit considérablement révisé. Ce projet de loi a un objectif noble, celui de supprimer d'internet les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, mais sa définition est si vague qu'il affectera inévitablement aussi la liberté d'expression. 

Ce type de censure est bien plus dangereux. La censure provoquée par le projet de loi FOSTA-SESTA a entraîné la disparition pure et simple de sites internet et de tout leur contenu. 

Lutter contre la censure nécessite de bonnes technologies et de bonnes lois

La circulation de l'information est la pierre angulaire d'une démocratie. Une presse libre est essentielle pour tenir les gouvernements responsables, contribuer au débat d’idées et informer les gens des nouvelles opportunités et des nouveaux risques. Sans une presse libre, les citoyens ne peuvent pas prendre de décisions éclairées. C'est pourquoi il est crucial que les démocraties se battent pour un internet libre, pluraliste et indépendant, accessible à tous, même en période d’élections, de conflits ou d’autres périodes de troubles. Cela fait aussi partie de la protection des droits de l’homme. 

Les outils chiffrés, comme les VPN, les messageries ou les e-mails chiffrés de bout en bout, peuvent aider à contrer la menace de la censure en permettant aux citoyens du monde entier de contourner les blocages et d'accéder au contenu qui a été censuré localement. Ces outils seront toujours nécessaires tant qu'il y aura des régimes répressifs décidés à faire taire leurs citoyens. Un puissant chiffrement est fondamental pour la cybersécurité et la protection des droits de l'homme. L'affaiblir met en danger la vie des militants, des journalistes, des membres des communautés marginalisées, mais aussi tout simplement des utilisateurs du monde entier.

Les démocraties doivent collaborer pour créer des régimes de protection de la vie privée interopérables en adoptant des réglementations plus strictes et une législation complète. Elles doivent aussi faciliter le dialogue entre les décideurs politiques et les régulateurs nationaux pour coordonner les meilleures pratiques en matière de politique technologique.

En définitive, les démocraties libérales doivent se battre pour un internet gratuit et ouvert à tous. Sans lois qui garantissent le droit à la liberté d'expression et à la liberté d'information, les efforts de lutte contre la censure sont voués à l'échec.