Que reste-t-il des premiers projets français financés par des ICO ?

Que reste-t-il des premiers projets français financés par des ICO ? Plus de 89 millions d'euros avaient été levés par des ICO en France en 2018, période où la deuxième bulle autour des cryptomonnaies battait son plein. Aujourd'hui, nombre de ces projets ont disparu.

Première française, l'ICO, pour initial coin offering, du jeu vidéo spatial Beyond the Void récoltait environ 300 000 dollars en 2016. Sept ans plus tard, B2Expand, le studio créé par la famille Bürgel à Lyon après cette levée, est toujours en activité. En revanche, le jeu n'est plus en développement depuis 2018 et le token Nexium émis lors de l'ICO ne donne plus de signe de vie, même sur les DEX (plateformes d'échange décentralisées), au grand désarroi de certains détenteurs. Il y a encore quelques mois, certains d'entre eux réclamaient toujours des utilités pour ce jeton : "Réanimez le token NXC. Vous n'avez jamais rien fait pour l'utiliser : par exemple, même pour Light Trail Rush (autre jeu du studio, ndlr), les NFT ont été achetés avec de l'ether, pas avec les NXC que vous avez vendus", écrivait sur Twitter le compte dénommé consburgio en réponse à une publication du studio. "Le projet va-t-il être relancé ? Qu'en est-il du token NXC", renchérissait le pseudonyme Doctor_Nadir.

"¨Pour l'investisseur, l'ICO peut avoir un côté déceptif"

Une frustration assez coutumière de ce mode de financement qui battait son plein à l'époque, avec notamment 89 millions d'euros levés en 2018. "En termes de plan de financement d'un jeune projet, une ICO est pertinente mais du point de vue de l'investisseur, il peut y avoir un côté déceptif", nous confie Stéphane Ifrah. En février 2018, son ICO NapoleonX récoltait environ 11 millions d'euros pour émettre le NPX, un jeton de services permettant d'accéder à des signaux de trading et des frais collectés sur les performances de fonds crypto (les DAF), au prix d'environ 0,9 dollar par unité. Sa valeur est aujourd'hui quasi nulle (environ 0,007 dollar), ce qui reflète l'évolution du projet, bouleversé par un changement de direction, "tout simplement une dispute d'associés", lance Stéphane Ifrah, "débarqué par ses collègues". La société derrière le projet a été rachetée en 2022 par Coinshares, qui a décidé de "fermer l'activité retail car cela nécessitait trop d'investissement et que ce n'est pas [son] cœur de métier, davantage tourné vers l'institutionnel", nous répond Benoit Pellevoizin, responsable de la communication de l'entreprise cotée au Nasdaq. Elle a toutefois relancé "une plateforme, sur laquelle les détenteurs du jeton peuvent s'approprier le protocole", explique-t-il, en précisant que la compagnie n'investira pas dans le marketing de ce projet car "il n'est pas au cœur de [sa] stratégie".

Actuellement en version beta, cette plateforme dénommé Shprd ne convainc pas pour autant les détenteurs du NPX, dont la colère se lit publiquement sur le Discord du projet. "Une beta, c'est tout ce que vous avez à offrir ? (…) Depuis le rachat de NapoleonX, vous avez presque abandonné les détenteurs du jeton", écrit ainsi le pseudonyme Satoshi. Dans un message privé, l'un des membres de la communauté nous évoque "un sale coup des dirigeants de NapoleonX et Coinshares". Du côté de Coinshares, Benoit Pellevoizin rappelle que la société n'était "pas obligée de produire cette plateforme après le rachat et qu'elle a délivré ce qui est promis dans le livre blanc" publié l'an passé. Quant à Stéphane Ifrah, initiateur de la première itération, il évoque "une colère légitime car ils ont investi dans une plateforme qui n'a peut-être pas délivré toutes les promesses écrites, même si elle commençait à le faire. Si nous n'avions pas sorti les DAF, je me serais senti en défaut. Maintenant, ce que Coinshares en a fait, ça ne me regarde plus." Il existe toujours plus de 4 800 adresses détentrices du token.

NXC, DRT, NPX,  des jetons sans utilité ou presque

Cela bien moins que les 8 600 détenteurs du token DRT, émis lors de l'ICO de la société Domraider en 2017, laquelle créait déjà la controverse dans nos colonnes en raison du flou entourant le projet. A l'époque, son dirigeant Tristan Colombet comptait lever 35 millions d'euros, une somme alors régulièrement relayée dans la presse sans véritable vérification. Au bout du compte, la société clermontoise a levé "6,9 millions d'euros", nous indique l'entrepreneur. Il n'est aujourd'hui plus dirigeant de Domraider, vendue à la société 4.71 et pour cause, ce projet de "plateforme décentralisée de vente aux enchères" fut un échec. "Nous n'avons pas eu de chance en termes de timing : si nous avions pu tenir un peu plus longtemps, nous aurions pu bénéficier pleinement du rebond des NFT", se défend Tristan Colombet. "Dès la fin de l'ICO, nous avons vraiment utilisé de manière pertinente les moyens financiers à notre disposition pour financer le développement du produit, avec une très bonne équipe. Puis nous nous sommes épuisés dans cet hiver crypto de plusieurs années durant lequel plus personne ne parlait de NFT."

Capture de la vidéo promotionnelle de l'ICO DomRaider présentée par Tristan Colombet. © Youtube

Déjà, à l'époque, le plan de promotion un brin tapageur faisait grincer des dents. Surtout, l'absence d'utilité conférée au jeton suscitait l'incompréhension de ses possesseurs car au bout du compte, le DRT n'était pas le moyen de paiement essentiel à la plateforme. "Les critiques sont complètement compréhensibles et à plus d'un égard, il y en a beaucoup que je partage", reconnait Tristan Colombet. "Au début, il n'était prévu d'utiliser que le jeton DRT et face à la demande de la communauté sur les changements à apporter pour gagner de la traction, nous avons ajouté l'ether." Il n'empêche que cette communauté se retrouve aujourd'hui avec un jeton sans valeur ni utilité puisque Christophe David, nouveau propriétaire de la société, nous a confirmé qu'il ne donnerait pas de suite au DRT.

"Ces histoires, il y en a eu et il y en aura encore, quoi qu'il arrive, mais le modèle de l'ICO reste intéressant pour certains projets. Cela reste un mode de fonctionnement qui règle plein de problèmes : l'accès, la fragmentation des stakeholders qu'il n'est pas possible de réaliser de la même façon avec de l'actionnariat", nuance Frédéric Montagnon. Le fondateur d'Overblog a été associé à deux levées de fonds de ce type en 2018, la première pour le jeton LGO d'une plateforme d'échanges semi-décentralisée Legolas, l'autre pour le jeton Aria20 du protocole décentralisé Arianee. Depuis, Legolas a certes fusionné avec l'échange américain Voyager mais les détenteurs du jeton original ont été indemnisés par la réception d'un jeton VGX. "Nous aurions pu nous priver du token pour lancer LGO mais nous voulions réunir une communauté autour de ce jeton, explique Frédéric Montagnon. Je pense que réunir une communauté d'utilisateurs qui partagent les mêmes intérêts que ceux qui construisent le projet est déjà positif. De plus, si l'on regarde sa valorisation jusqu'au moment où le projet a fusionné avec Voyager Digital, il y a eu un gain substantiel."

Quant à l'Aria20, si sa valorisation actuelle est au plus bas à 0,25 euro, cela reste un jeton utilitaire dont l'existence n'est nécessaire que pour les utilisateurs du protocole, en général des entreprises et non des particuliers. D'ailleurs, les levées de 8 millions et 20 millions d'euros en 2021 et 2022 incluent une part de jetons. "Arianee vend toujours une part de ses tokens au moment des levées de fonds afin d'aligner au mieux les intérêts. Le but du token est d'aligner les intérêts d'un point de vue économique et de permettre à l'association qui entoure le protocole de devenir indépendante financièrement", précise le cofondateur de l'entreprise.

Des standards de jetons plus intéressants pour l'investisseur

A Lyon, Gilles Fedak estime également que ce modèle peut être vertueux. "Des levées en cryptomonnaie, c'est à mon sens toujours intéressant. Dans notre cas, le jeton RLC est un moyen de paiement au sein d'une place de marché, ça marche bien, c'est facile à expliquer". Son entreprise iExec, place de marché décentralisée de ressources informatiques, a recueilli 10 000 bitcoins en 2017 en échange de l'émission de 87 millions de son jeton RLC.  A l'époque, le montant de cette levée de fonds était estimé à 11 millions d'euros. "Ce n'est pas une somme qui permet de faire vivre une société comme iExec. Aujourd'hui, nous sommes 50 collaborateurs mais en réalité, ces 11 millions de dollars représentaient le montant en cryptomonnaie à une époque où le cours du Bitcoin était à 1100 dollars donc les fonds représentent bien plus aujourd'hui et comme on a fait une gestion en bon père de famille, nous avons encore de l'argent disponible".

Les participants de l'ICO n'ont par ailleurs pas été lésés puisque ce jeton initialement vendu 0,12 euro environ vaut aujourd'hui 1,50 euro. Des investisseurs toutefois toujours sensibles à la volatilité du marché, une problématique que l'entrepreneur conserve à l'esprit. "Il faut tenir compte de ces détenteurs. Il y a une façon de communiquer différente lorsqu'on a ce type de communauté", reconnaît Gilles Fedak, lequel évoque une volonté d'en faire une "communauté d'utilisateurs intéressés par la fonctionnalité du projet", au-delà du seul aspect spéculatif. Ils seront par ailleurs rassurés par la bonne santé de l'entreprise, en recherche de quinze à trente nouveaux collaborateurs pour poursuivre son développement au-delà du territoire rhonalpin.

"Une ICO comme en 2017 n'a plus beaucoup de sens"

Gilles Fedak estime cependant qu'il existe aujourd'hui des modèles de levées plus sensés que celles en vogue en 2017 et 2018. A cette époque, la plupart proposait des jetons du standard ethereum ERC-20, complètement fongibles et sans donnée particulière, dont la seule véritable proposition de valeur était de servir de moyen d'échange ou de rétribution. "Le modèle économique autour de ce type de token n'était pas si évident. Désormais, la situation est différente : nous avons les NFT, des tokens qui peuvent représenter des placements dans la DeFi ou de l'actionnariat", complète-t-il. "Il y a une diversité de cas d'usage beaucoup plus intéressante. Une ICO comme en 2017 n'a plus beaucoup de sens" Une opinion partagée par Stéphane Ifrah. "Ces ICO ne permettaient pas de l'actionnariat. Ce n'est pas un modèle qui permet d'aligner les intérêts d'une entreprise avec ceux d'un spéculateur : c'était un peu comme à l'époque de la première bulle Internet où les gens achetaient des actions simplement pour les revendre avec un énorme bénéfice". Et, pour les ICO, le plus souvent des pertes.

"Mise à jour le 23 mars à 9h30 : contrairement à ce qui a été écrit initialement, le prix du NPX au moment de l'ICO était de 1 000 unités pour 1 ether, soit une valeur  en février 2018 d'environ 0,8 dollar par jeton, et non de 0,23 dollar. "