Alors que le statut des VTC et livreurs vacille en Europe, où en est la France ?
Dans l'Hexagone, aucune décision judiciaire n'a fait jurisprudence pour modifier les statuts de tous les livreurs et chauffeurs, mais des réformes en cours vont apporter de nombreux changements.
Combien de temps les plateformes de VTC et de livraison de repas pourront-elles encore profiter des avantages du statut d'autoentrepreneur des chauffeurs et livreurs qui travaillent pour elles ? La question se pose, car la pratique est de plus en plus remise en cause. Derniers exemples en date en Espagne et au Royaume-Uni. Chez nos voisins ibériques, un accord entre les syndicats et le ministère du Travail signé le 10 mars instaure une présomption de salariat dans le code du travail pour tous les livreurs de plateformes comme Deliveroo, UberEats ou Glovo, leur ouvrant le droit à tous les avantages du salariat, comme des congés payés ou des cotisations chômage et retraite.
Au Royaume-Uni, Uber a accordé des concessions majeures à ses chauffeurs VTC le 16 mars, à la suite d'une décision de la Cour Suprême britannique rejetant le statut d'indépendants des chauffeurs en février. Ils sont désormais considérés comme "workers", une sorte de troisième voie existant dans le droit britannique entre salariat et entrepreneuriat. Désormais, les chauffeurs d'Uber au Royaume-Uni toucheront tous les 15 jours l'équivalent de 12% de leurs revenus sous forme de congés payés rémunérés. Ils cotiseront aussi à un plan de retraite (privé, comme c'est la norme au Royaume-Uni) s'ils le souhaitent, pour lequel ils contribueront chaque mois à hauteur de 5% de leurs revenus, auxquels viendront s'ajouter 3% financés par Uber.
Le statut de worker donne également droit à une couverture maladie, qu'Uber fournissait déjà depuis 2018. Enfin, Uber accordera à ses chauffeurs le salaire minimum britannique (10,85 livres à Londres, 9,5 livres ailleurs) mais à une condition qui rend la mesure quasi inutile : ce salaire minimum n'est pas touché dès que les chauffeurs sont connectés à l'appli et attendent une course, mais seulement pendant qu'ils effectuent des courses. Or les chauffeurs gagnent en moyenne plus (entre 14 et 17 livres) que le salaire minimum lorsqu'ils roulent avec un client à bord, reconnaît Uber.
Instaurer le dialogue social en France
Qu'en est-il en France ? Ici aussi, les choses commencent à bouger, mais plus lentement. Plusieurs décisions judiciaires, dont la plus importante est allée jusqu'à la Cour de cassation en mars 2020, ont réfuté le statut d'indépendants de chauffeurs VTC, mais seulement dans des cas isolés qui n'ont pas fait jurisprudence à l'échelle du pays. Les représentants des travailleurs des plateformes demandent un certain nombre de mesures pour améliorer leurs conditions de travail, tandis que les plateformes se disent prêtes à certaines concessions.
Mais avant d'en arriver là, il faut d'abord mettre en place les conditions d'un dialogue. Dans le cadre de la loi mobilités votée fin 2019, le gouvernement a jusqu'au 24 avril 2021 pour sortir une ordonnance qui doit préciser ces modalités. Dans les grandes lignes, l'idée serait d'organiser des "élections nationales sur sigles (vote pour une organisation syndicale, et pas pour une liste, ndlr) pour désigner des représentants aux travailleurs des plateformes au niveau des secteurs d'activité ainsi que la possibilité de négocier des accords au niveau de ces secteurs d'activité," précise le ministère des Transports au JDN. L'objectif est d'organiser ces élections en 2022.
Le ministère des Transport vise l'organisation d'élections syndicales en 2022
Viendra ensuite le temps des sujets qui fâchent et des négociations. Parmi les revendications des chauffeurs en France : une augmentation du prix minimum des courses, un plafonnement du nombre de chauffeurs ou encore une rémunération horaire minimale. Dans un message audio aux chauffeurs sur Telegram, Brahim Ben Ali, coordinateur national de plusieurs associations de chauffeurs VTC, a qualifié les concessions proposées par Uber au Royaume-Uni de "poudre de perlimpinpin". "Effectivement, on reconnaît le lien de subordination, mais vous serez payés et cotiserez à la protection sociale uniquement lorsque vous effectuerez une tâche pour la plateforme. C'est pire que le statu quo. Quand on a besoin de vous, on vous prend, quand on n'a pas besoin, on vous jette."
"Nous sommes prêts à en faire plus en France en termes de protection sociale ou de retraite", nous explique-t-on chez Uber, qui précise au JDN que le plan présenté au Royaume-Uni n'est "pas forcément la voie à suivre en France". La plateforme américaine pose pour cela deux conditions : que les négociations se fassent à un niveau sectoriel et que le cadre juridique reste flexible sans contrôle des jours, horaires et temps de travail.
L'épouvantail des reclassifications
Hervé Novelli, président de l'Association des plateformes des indépendants (API), un lobby qui regroupe une trentaine de plateformes de VTC et livraison (Uber, Stuart, Deliveroo, Frichti) mais aussi RH (Student Pop, Staff Me, OneStaff), rejette lui aussi le statut de "worker" britannique. L'ancien secrétaire d'Etat de Nicolas Sarkozy et créateur du statut d'auto-entrepreneur estime qu'on est "soit salarié, soit indépendant". Il appelle à une clarification du statut de travailleur indépendant et à la création d'un "code du travail des indépendants". Car derrière ces demandes, reconnaît Hervé Novelli, les plateformes cherchent à sécuriser le statut d'indépendants des chauffeurs afin d'éviter de nouveaux procès en requalification, depuis que le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi mobilités (les chartes VTC) qui allait dans ce sens.
L'API se dit cependant favorable à un rôle accru des plateformes et de l'Etat dans le financement du chômage (sous forme d'allocation pour perte d'activité comme pendant le covid, mais de façon pérenne) et de la protection contre les accidents du travail (certaines plateformes le font déjà, mais sans obligation légale). Elle accepte également une forme de rémunération minimale pendant les courses comme elle existe au Royaume-Uni, mais rejette l'idée d'une rémunération horaire minimale. Pas de congés non plus selon Hervé Novelli, car "dès lors que vous dégagez des revenus, cela doit vous permettre de dégager des vacances".
Plus de transparence pour les chauffeurs
Dernier volet des réformes concernant les indépendants et les plateformes : le rééquilibrage de leurs relations commerciales. La loi mobilité donne aux chauffeurs VTC le droit de connaître à l'avance la distance et une estimation du prix de la course, puis de la refuser sans risquer de sanctions. Cette mesure, précisée par décret en octobre 2020, est entrée en application en mars 2021. Autre élément de transparence, les plateformes devront bientôt publier chaque année sur leur site des indicateurs sur la durée d'activité et les revenus de leurs chauffeurs. Un décret d'application qui doit préciser quels seront ces indicateurs "est en train d'être examiné par le Conseil d'Etat", nous précise le ministère des Transports.
Mais tous ces efforts pourraient se retrouver bientôt chamboulés, car le sujet des travailleurs des plateformes est en train de remonter au niveau de l'Union européenne. La Commission européenne a indiqué qu'elle ferait des propositions sur le sujet d'ici la fin de l'année, tandis que le Parlement européen travaille déjà dessus. Alors que la France prendra la tête de la présidence de l'Union en janvier, "l'ambition que nous pourrions avoir serait de montrer nos avancées", aspire Hervé Novelli. Un brin optimiste, car les négociations entre travailleurs et plateformes auront à peine commencé en France.